Ces deux hommes sont des modèles de fidélité à la foi vécue dans la vie courante, professionnelle et familiale. Thomas More l'a incarnée avec héroïsme dans les différentes fonctions qu'il a assumées. Il est un modèle d'époux et de père, d'ami et d'homme intègre, qui sanctifie son travail quotidien. Josémaria Escriva, lui, fonde l'Opus Dei pour rappeler que Dieu attend de chacun la sainteté dans la vie ordinaire, à partir de son travail et des activités de chaque jour, elles-mêmes sanctifiables et, grâce a l'amitié, source de sainteté pour les membres de la famille, les collègues et connaissances.
En prière a Cantorbéry
Notre photo ci-contre montre le fondateur de l'Opus Dei en prière1 A ses côtés l'abbé del Portillo, qui sera élu pour lui succéder après son rappel à Dieu en 1975 et qui deviendra le premier évêque-prélat de l'Opus Dei. Ils sont recueillis dans l’église Saint-Dunstan, à Cantorbéry, où l'on vénère le chef de saint Thomas More. Nous sommes le 3 septembre 1958.
Josémaria Escriva avait choisi le lord chancelier de Henry VIII comme intercesseur pour les relations de l'Opus Dei avec les autorités temporelles de toute nature. Il aurait pu choisir un autre saint. Il avait d'ailleurs hésité entre More et saint Vincent Ferrier, O.P. Ce dernier, né à Valence et mort à Vannes, était presque son compatriote ; il était nettement plus connu en Espagne, où il avait joué un rôle important dans des conflits entre rois hispaniques et à l'époque du Schisme d'Occident 2. Mais, d'une part, comme Escriva en avait la perception très nette dès le premier instant, l'institution qu'il avait fondée ne venait pas "combler un besoin particulier d'un pays ou d'une époque déterminée, parce que dès ses débuts Jésus veut que son Œuvre ait une portée universelle, catholique"3. D'autre part, elle visait essentiellement à promouvoir la sanctification des laïcs dans le monde, à l'occasion de leur travail professionnel et de leur vie familiale et sociale. Or, More répondait davantage a ces deux caractéristiques : d'un côté, de souligner l'universalité de l'Opus Dei et, de l'autre, de s'être sanctifié précisément dans sa charge au service du royaume d'Angleterre et au sein de son foyer.
Les autres intercesseurs de l'Opus Dei ont également été choisis suivant ce caractère d'universalité : saint Pie X pour les relations avec le Saint-Siège, le saint cure d'Ars pour les relations avec les ordinaires des lieux où la Prélature réalise ses activités apostoliques, saint Nicolas de Bari pour les besoins matériels, et sainte Catherine de Sienne pour tout ce qui a trait à l’apostolat de l'opinion publique4.
Escriva, qui avait déjà prié auprès de More le 28 août 1958, devait y revenir les quatre années suivantes, jusqu'en 1962 y compris. Une anecdote, qui date de son premier voyage outre-Manche, est significative de la dévotion qu'il vouait à notre saint. Dans l'oratoire a Rome où il célébrait habituellement sa messe le fondateur avait fait placer cinq reliquaires, un pour chacun des intercesseurs. Tous contenaient une relique du saint en question, sauf celui de More, qui restait inexorablement vide. Aussi Escriva lança-t-il un défi a ses enfants de Grande-Bretagne : "Si vous n'obtenez pas de relique de saint Thomas More, je me verrai obligé de mettre dans le reliquaire une note disant : « ce reliquaire est vide parce que mes enfants d'Angleterre n'ont pas été capables d'obtenir une relique de saint Thomas More.... » 5 Un véritable défi, en effet, car l’église Saint-Dunstan appartient aux autorités anglicanes. Défi également, du fait que les objets ayant appartenu à More sont tous répertoriés et marqués d'un sceau depuis longtemps. Pourtant, l'année suivante, en 1969, l'abbesse d'une communauté religieuse qui conserve sous verre le cilice du saint lui offre un petit morceau de ce tissu.
Nous allons ici indiquer quelques points sur lesquels Thomas More et Escriva se rencontrent. Cela ne sera fait que de façon fragmentaire : d'autres aspects mériteraient d'être évoqués. Ceux que nous avons retenus suffiront, à titre d'échantillon, à faire comprendre pourquoi le prêtre espagnol a finalement choisi le juriste anglais comme intercesseur.
La vocation humaine
Escriva insiste vigoureusement sur le fait que "la vocation humaine —la vocation professionnelle, familiale et sociale— ne s'oppose pas a la vocation surnaturelle ; bien au contraire, elle en est une partie intégrante"6. C'est dire que rien, dans la vie d'un chrétien, ne doit rester en marge de sa quête de la sainteté, que tout doit l'aider à l'acquérir. Car "il n'y a pas —il n'existe pas— d'opposition entre le service de Dieu et le service des hommes ; entre l'exercice des devoirs et des droits civiques et celui des devoirs et des droits religieux ; entre un effort pour construire et perfectionner la cité temporelle et la certitude que ce monde que nous traversons est un chemin qui nous conduit à la patrie céleste."7
Dans un tel contexte spiritual, l'on comprend l’attrait exercé sur le fondateur par la figure de More. Parlant le 22 juin 1972, jour de la fête liturgique du saint, il faisait le commentaire suivant a ses fils spirituels : "Ce matin j'ai vu ceci en toute clarté dans la messe de saint Thomas More : jusqu'à la fin de sa vie, il a été exemplairement fidèle au roi, mais sans céder ne serait-ce que d'un millimètre dans tout ce sur quoi il ne pouvait pas céder. Des avant que Dieu veuille l’Œuvre dans le temps, j'ai vu clairement les deux domaines : les devoirs et les droits de citoyen ; les devoirs et les droits de chrétien. Et j'ai été conséquent."8 More n'a pas accepté la charge de lord chancelier parce qu'il recherchait honneurs et pouvoir : il entendait seulement servir Dieu et sa patrie.
Respect scrupuleux de ses engagements envers l'autorité civile représentée par le monarque, fidélité absolue a ses engagements envers l'autorité suprême qu'est Dieu, approfondissement sans cesse accru de sa vocation baptismale, tant dans sa vie conjugale que dans son travail, puis in crescendo pendant son séjour en prison, tels sont des aspects essentiels de la vie de More.
Ils sont caractéristiques d'une facette de la vocation chrétienne au milieu du monde telle que Dieu l'a fait comprendre à Escriva: la "mentalité laïque". Cette "mentalité laïque," expliquait-il, présente trois caractéristiques essentielles : "Être suffisamment honnête pour assumer sa responsabilité personnelle ; être suffisamment chrétien pour respecter ses frères dans la foi, qui proposent, dans les matières de libre opinion, des solutions différentes de celles que défend chacun d'entre nous ; être suffisamment catholique pour ne pas se servir de notre Mère l’Église en la mêlant à des factions humaines." 9Thomas More restera toujours fidèle à sa conscience. Celle-ci lui faisait un devoir de refuser de suivre son souverain quand il violait l’indissolubilité du mariage et niait la suprématie du pape. Mais cela ne l'empêchait pas d'exercer ses devoirs de sujet loyal et de maintenir entière obéissance aux ordres légitimes du monarque. Une fois relevé de sa charge, il continuera de défendre la vérité dans ses différents écrits. Nous pouvons dire qu'il vivait ce conseil d'Escriva : "Sois intransigeant sur la doctrine et sur la conduite. -Mais souple dans la forme. -Main de fer dans un gant de velours. -Sois intransigeant, mais ne sois pas grossier."10 Une "sainte intransigeance" poussée jusqu'au témoignage suprême du martyre.
La sanctifìcation du travail
More aborde le travail avec sérieux et compétence, avec honnêteté et justice, avec désintéressement et loyauté. Il a compris que "Dieu a envoyé l'homme ici-bas pour veiller et travailler."11Et si, à son arrivée à la Chancellerie, il trouve nombre de dossiers en souffrance, certains depuis des années, il s'attelle a la tâche avec ardeur. Un jour, alors qu'il demande qu'on lui présente l'affaire suivante, on lui répond qu'il n'y en a plus. "Grâce à Dieu, s'exclame-t-il, pour une fois ce tribunal tellement affairé peut se reposer!"12
More avait appris avec joie de Pie de la Mirandole que "le laïc lui aussi pouvait vivre donné a Dieu au milieu du monde,"13 que ce n'était pas l'affaire des seuls clercs et des religieux, que "la destinée humaine est au-dessus des cultures et des civilisations, et que la mission de l'amoureux est de transformer la société dans laquelle il vit, en christianisant les entreprises humaines et en rétablissant la seigneurie du Christ sur l'univers,"14 c'est-à-dire en sanctifiant le travail et les réalités temporelles. More apprit aussi de Pie que la première règle de celui qui se donne a Dieu est amare unum tantum et contemnere omniapro eo, aimer Dieu et lui seul, et dédaigner tout pour lui (CWI, 376/21). Nous sommes au centre de l'esprit de l'Opus Dei, qui invite à "sanctifier le travail, à se sanctifier grâce au travail et à sanctifier les autres à l'occasion du travail," afin de placer le Christ au sommet de toutes les activités humaines et, comme le dit saint Paul, d'instaurare omnia in Christo.15 N'oublions pas que "la seule noblesse reconnue en Utopie est celle du travail." En effet, "la constitution utopienne valorise le travail au point d'en faire une oblation à la divinité." 16Le travail se présente ainsi comme "libération et fondement de la dignité de l’homme." 17
Le goût du travail bien fait, de la perfection dans les petites choses qui permettent de l'accomplir rapidement, intensément, consciencieusement, que nous trouvons chez More, nous le rencontrons aussi chez Escriva. 18 L'harmonie est telle qu'elle touche même la notion de repos. Son rôle, dit More, est de "restaurer les forces usées par le travail [...]. Le repos et la récréation sont comme la sauce, il ne faut pas en faire le fond du festin." 19
Escriva dit, quant à lui, que "le repos ne consiste pas à ne rien faire : c'est se distraire à des activités qui exigent moins d'efforts." 20
La vocation matrimoniale
L'esprit de sanctification de la vie ordinaire prôné par Escriva contribue à présenter le mariage comme une véritable vocation au sein de l’Église. 21 Saint Paul avait posé les fondements de la dignité du mariage chrétien, lorsqu'il écrivait aux fidèles de l'Église d'Éphèse (5.22-23 et 25) : "Femmes, obéissez à vos maris, comme au Seigneur : car le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l'Église, son Corps, dont il est le Sauveur." Et puis : "Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Église, il s'est livré pour elle." Pour sa part, le concile Vatican II a souligné que, lorsque les époux chrétiens vivent de la grâce du sacrement de mariage, "pénétrés de l'Esprit Saint qui imprègne toute leur vie de foi, d'espérance et de charité, ils parviennent toujours davantage à leur perfection personnelle et à la sanctification mutuelle, et donc ensemble à la glorification de Dieu." 22 Cependant il y avait un côté révolutionnaire dans l'enseignement du fondateur quand il écrivait, en 1939 : "Tu ris parce que je te dis que tu as 'la vocation au mariage' ? -Eh bien, tu l'as. Et c'est bien une vocation" 23; ou quand, deux ans plus tard, il disait a un homme marié : "Dieu t'appelle sur des chemins de contemplation." 24Le Saint-Siège devait reconnaître cette réalité, présente dans le charisme d'origine de la fondation, 25en approuvant l'existence dans l'Opus Dei de membres mariés ou ouverts au mariage —de fait, ils constituent la majorité de ses fidèles— qui vivent donc leur vocation au sein de leur famille.
L'on sait que More hésita longuement entre la prêtrise et le mariage lors de son séjour chez les Chartreux de Londres, où il vécut sans prendre d'engagement. Il finit par se décider à prendre épouse. La vie familiale lui procurera de grandes joies. Il écrira à ses fìlles qu'il attend de tout son coeur le moment de rentrer a la maison. More est conscient d'avoir une tâche importante à remplir dans son foyer familial : "Rentré à la maison, il me faut causer avec ma femme, bavarder avec les enfants, m'entretenir avec les domestiques. Toutes ces occupations, pour moi, sont à mettre au nombre des obligations, puisqu'il faut nécessairement les accomplir —nécessairement — si l'on ne veut pas vivre chez soi comme un étranger".26
L'acceptation de la volonté de Dieu par More devait en faire un instrument hors pair des desseins divins, au point de devenir un modèle de sainteté dans l'exercice du travail professionnel réalisé avec compétence et sens des responsabilités. "S'agissant de questions sérieuses ou de simples balivernes, il faut les faire avec diligence et d'une manière réfléchie," 27 écrit-il. C'est ce que Josémaria appellera le soin des petites choses : "Faites tout par Amour. -Ainsi il n'y a pas de petites choses : tout est grand." 28
Chez More, l'on ne peut pas séparer le juriste, l’homme d'État et le père de famille du chrétien et, en définitive, du saint, puisqu'il est devenu saint par et dans toutes les facettes de sa vie. Nous trouvons en lui la synthèse parfaite d'une vie chrétienne cohérente, où la foi imprègne tous les faits et gestes. C'est ce que Josémaria a qualifié d'"unité de vie." 29 Une unité de vie "simple et forte", qui fait que le chrétien en arrive à ne plus voir de frontière entre la prière et le travail, parce que "le moment vient où l'on ne sait plus distinguer ces deux concepts [...], contemplation et action, qui finissent par signifier la même chose dans l'esprit et dans la conscience." 30 Chez More, il n'existe jamais de divergence entre ce qu'il ressent dans son âme et son action dans le monde : "Le christianisme n'est pas seulement un élan de l'esprit, mais une tâche intégrale de l'homme, corps et âme ; et il doit imprégner par conséquent ses dévotions, sa vie de famille, ses loisirs et le travail quotidien." 31
Être du monde sans être mondain, telle est la caractéristique du chrétien qui sait n'être ici-bas que pour préparer son entrée dans la patrie définitive et y conduire d'autres âmes avec lui. Si More aimait incontestablement les réalités humaines, il n'en était pas moins détaché, puisant dans la croix la force nécessaire pour être fidèle a Dieu et à sa foi. En témoigne sa réaction face à l'incendie qui réduisit en cendres une partie de ses biens. Il écrit à sa femme : "Emmène toute la maisonnée a l’église, et là, remerciez Dieu à la fois pour tout ce qu'il nous a donné, et pour tout ce qu'il nous a enlevé, et pour tout ce qu'il nous a laissé, et qu'il peut accroître, si cela lui plait, quand il le voudra, et s'il lui plaît de nous en laisser encore moins, qu'il en soit selon son bon plaisir".32
A cette directive d'aimer la volonté de Dieu s'ajoutent des instructions pour dédommager les voisins des pertes qu'ils ont pu subir et pour prendre soin des ouvriers dont l'emploi serait devenu superflu après la destruction des granges. C'est bien une illustration de la mentalité non cléricale de More. Le revers de fortune, ou l'austérité imposée par les circonstances n'altérera jamais l'unité familiale et la joie qui revêtaient une importance capitale dans sa vie : "Cette harmonie entre le naturel et le surnaturel est l'élément qui décrit peut-être plus que tout autre la personnalité du grand homme d'État anglais." 33
L'amitié
II est bien connu que More a été un ami particulièrement fidèle. L'histoire nous a légué le nom de nombre de ses amis : John Colet, doyen de la cathédrale, son confesseur et directeur spirituel et fondateur de Saint Paul's School ; William Grocyn, curé de St Lawrence (Londres), professeur de grec a Oxford, qui lui fit faire des conférences dans son église ; Thomas Linacre, médecin et prêtre, son mentor pour l'étude d'Aristote ; William Lily, directeur de l’école Saint-Paul à Londres, qu'il a qualifié de "très cher associé de mes affaires"34; les humanistes Franz van Cranevelt, Jéróme Busleyden, Jean-Louis Vivès, Pierre Gilles (Petrus Aegidius), secrétaire de la ville d'Anvers, chez qui il passe les jours les plus délicieux de sa vie35 ; Guillaume Bude, avec qui il échange beaucoup de lettres ; Cuthbert Tunstal, évêque de Londres puis de Durham, que More accompagna dans les ambassades de 1515 et de 1521 auprès de Charles-Quint à Bruges et dans celle de 1529 à Cambrai pour la Paix des Dames; Antonio Bonvisi, marchand italien, son ami pendant quarante ans. Emprisonné dans la Tour de Londres, More lui fait ses adieux : "Toi, de tous les amis le plus fidèle et le plus cher, toi que j'avais coutume d'appeler la prunelle de mes yeux." Et, dans ces moments si douloureux qui le séparent de sa condamnation, il ajoute, en latin : "Je me repose dans la douceur de ton admirable amitié. Et il me semble que cette prospérité de la dite tienne fidèle amitié balance ce malheureux naufrage de mes vaisseaux." 36
L'amitié avec Erasme est un pari. Elle se fonde surtout sur la communitas studiorum, sur le fait d'être en quelque sorte des "compagnons d'armes." Mais elle est aussi, pour une "part décisive, une alliance de la lutte des esprits, une lutte dans laquelle des humanistes défendaient la revitalisation de l'Antiquité et, surtout, du grec, non seulement comme un objet culturel en général, mais aussi comme quelque chose de spécifiquement chrétien." 3737 Une amitié poussée jusqu'à être un "amour indompté."38
More est aussi l'ami de Henry Vili. "Toute sa carrière [en] est la preuve." 39 Il est vrai que le roi et la reine aimaient s'entretenir avec More et le retenaient souvent pour jouir de sa compagnie. Rogers atteste que Henry VII pouvait se promener avec son chancelier en lui passant affectueusement le bras autour du col.
"Quand je parle 'd'apostolat d'amitié', je me réfère à une amitié 'personnelle' sacrifìée, sincère : être à tu et à toi, parler à coeur ouvert," 40disait Escriva. Il avait fait de l'amitié le fondement d'un apostolat qu'il qualifiait "d'amitié et de confìdence." Cette amitié est donc un moyen privilégié pour christianiser la société. "Pour que notre monde suive un chemin chrétien —le seul qui en vaille la peine— nous devons vivre avec les hommes dans une amitié loyale, fondée en premier lieu sur une loyale amitié avec Dieu." 41 Être "amis de Dieu"42 est donc le préalable, puisque l'apostolat est le débordement de la vie "en dedans." 43
Le laïc
Les aspects que nous avons évoqués —vocation humaine, sanctification du travail, vocation matrimoniale, amitié— sont typiques de quelqu'un qui vit au milieu du monde. More avait compris l’importance du laïc dans la cité. Nous le voyons ainsi réagir vivement dans sa lettre à un moine contre l'attitude consistant à affirmer "que la forme de vie monastique était par principe supérieure à la forme de vie laïque, la conviction, exposée de façon démonstrative, que le moine était par principe le chrétien le meilleur, le plus près de Dieu, celui qui lui plaisait le plus, le plus sur de son salut." 44 Toute la mission d'Escriva consistera à proclamer haut et fort, anticipant ainsi l'enseignement du concile Vatican II, d'une part, que la sainteté n'est pas réservée à une élite, mais que c'est la vocation propre à tout baptisé ; et, de l'autre, que nous sommes tous appelés à une même sainteté. En préconisant non pas "une spiritualité des laïcs," mais "une spiritualité laïque," 45 il ouvrait ainsi les chemins de la sainteté du laïc au milieu des activités de la vie courante, notamment du travail sous toutes ses formes. "Tu as l'obligation de te sanctifier, rappelait-il au laïc, homme ou femme. —Toi aussi. Qui pense que c'est une tâche exclusivement réservée aux prêtres et aux religieux ? Le Seigneur a dit à tous, sans exception : 'Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait'" (Mt 5.48). 46
Tous ces facteurs expliquent que Josémaria ait pu dire que, puisqu'il n'avait cesse de lutter avec cohérence et perfection pour remplir ses obligations familiales et professionnelles et d'aimer l’Église et le pape, s'il vivait de nos jours, More pourrait appartenir à l'Opus Dei. 47 C'est-à-dire, en réponse à un appel divin, participer pleinement aux activités apostoliques de la prélature, avec une disponibilité compatible avec ses obligations familiales, professionnelles et sociales, 48 et transformer sa vie en priorité effective, en contemplation.
Escriva le pensait, tout comme il était convaincu que les bâtisseurs de cathédrales, qui sculptaient de véritables dentelles de pierre invisibles d'en bas, avaient accompli un véritable travail de Dieu et auraient, eux aussi, pu faire partie de l'Opus Dei, car ils savaient sanctifier leur travail personnel, en faire un opus Dei, un travail de Dieu. 49
Il pouvait le dire aussi parce qu'il ne regardait pas les saints comme des personnages lointains, mais comme des êtres de chair et d'os dont il pénétrait la vie et avec lesquels il s'identifiait. Nul doute qu'il vivait le conseil qu'il avait donné à un historien alors en train de rédiger une vie du chancelier martyr. "Je parlais un jour, raconte t-il, à Londres, avec Monseigneur Escriva de Balaguer sur un aspect de la vie de Thomas More qu’il n'était pas facile de comprendre de prime abord. Il m'a indiqué qu'il convenait d'en approfondir les motivations. En me donnant une norme biographique que je n'ai pas oubliée : Il faut se mettre dans le personnage. 50
Revue Moreana Vol. 38, 147-148 (décembre 2001), pp. 25-40
Notes
1. L'année 2002 est marquée par le centenaire de la naissance du bienheureux Josémaria, né le 2 janvier 1902, à Barbastro (Aragon), et par sa canonisation, prévue pour le 6 octobre. Voir Andrés Vàzquez de Prada, Le Fondateur de l'Opus Dei. Vie de Josémaria Escriva, traduit de l'espagnol par F. Gondrand et Dominique Le Toumeau, voi. I, Paris-Montréal : Le Laurier - Wilson & Lafleur, 2001.
2 . Voir Andrés Vàzquez de Prada, El Fundador del Opus Dei. Mons.Josémaria Escrivà de Balaguer (1902-1975), Madrid : Rialp, 1983,223.
3. Escriva, Lettre, 19 mars 1934, n° 15, citée dans A. de Fuenmayor- V. Gómez-Iglesias-J.-L. Illanes, L'Itinéraire juridique de l'Opus Dei. Histoire et défense d'un charisme, Paris : Desclée, 1992, 50.
4. Voir Peter Berglar, L'Opus Dei et son fondateur Josémaria Escriva, Paris : Marne, 1992, 330.
5. Dans A. Sastre, Tiempo de caminar. Semblaza de Monseñor Josemaria Escrivá de Balaguer, Madrid : Rialp, 1989, 375.
6. Entretiens avec Monseigneur Escriva de Balaguer, Paris : Le Laurier, 3e ed., 1987, n° 60, 106.
7. Amis de Dieu, Paris : Le Laurier, 3e éd., 2000, n° 165.
8. Postulazione della Causa di Beatificazione e di Canonizzazione del Servo di Dio Josemaria Escrivà de Balaguer Sacerdote Fondatore dell'Opus Dei, Articoli del Postulatore, Rome, 1979, n° 784.
9. Homélie "Aimer le monde passionnément, " Entretiens..., n° 117, 211.
10. Sois intransigeant sur la doctrine et sur la conduite. — Mais souple dans la forme. — Main de fer dans un gant de velours. — Sois intransigeant, mais ne sois pas grossier. Chemin, Paris : Le Laurier, 8e ed., 1996, n. 397 .
11. Thomas More, La Cène du Seigneur, 1533, cité par Germain Marchadour, Thomas More. Un homme pour toutes les saisons, Paris : Les Éditions ouvrières, 1992, 49.
12. Cité par Andrés Vàzquez de Prada, Sir Tomas Moro Lord Canciller de Inglaterra, Madrid : Rialp, 1962, 239.
13. Cité par P. Berglar, La hora de Tomás Moro. Solo frente al Poder, Madrid: Palabra, 1993, 27 (traduit de l'allemand Die Stende des Thomas Morus. Einer gegen die Macht, par E. Banùs).
14. Vàzquez de Prada, Sir Tomás Moro, 77.
15. Éphésiens 1.10; devise de saint Pie X.
16. Andre Prévost, L'Utopie de Thomas More. Présentation, texte original, appareil critique, exégèse, traduction et notes, préface de Maurice Schumann, Paris : Marne, 1978, 97-8 et 617.
17. Vàzquez de Prada, Sir Tomás Moro...,140.
18. Voir D. Le Tourneau, "Remarques sur la place du travail dans la sanctification des laïcs," Al Manarat 41 (2000), 3-22.
19. La Cène du Seigneur, cité par G. Marchadour, Thomas More..., 49.
20. Amis de Dieu, n° 62.
21. Voir Escriva, Le mariage, vocation chrétienne, Paris : Collection du Laurier n° 9, 1980.
22. Concile Vatican II, constitution pastorale Gaudium et spes, n° 48.
23. Chemin, n° 27.
24. Gite dans A. de Fuenmayor-V. Gómez-Iglesias-J. L. Illanes, L'Itinéraire juridique de l'Opus Dei..., 239.
25. Idem, 243.
26. More, Lettre à Pierre Gilles, qui sert de préface à l'Utopie. Prévost, 346.
27. Lettre à ses enfants, 3 septembre 1522 . Rogers 107.
28. Chemin, n°813.
29. Voir Le Tourneau, "Une spiritualité pour notre temps," Al Manarat 36 (1995), 3-19; L'Unite de vie et la sainteté ordinaire d'après le bienheureux Josémaria Escriva, Cahiers du Laurier n° 187-188, 1999.
30. Gite par Le Tourneau, L'Opus Dei, Paris, P.U.F., coli. Que sais-je ?, n° 2207, 5e ed., 1998,32.
31. Vàzquez de Prada, Sir Tomas Moro..., 117.
32. E. F. Rogers, The Correspondence of Sir Thomas More, Princeton UP, 1947, 243. Voir également Prions avec saint Thomas More, textes traduits et présentés par Germain Marc'hadour avec l'assistance de Jocelyne Malhomme, Angers : Ed. Moreana, 1997, 40-41.
33. Jean Paul II, moto proprio proclamarli saint Thomas More patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques, 31 octobre 2000, n° 4.
34. Th. More, Lettre a Colet, 23 octobre (e. 1504); Rogers, Correspondence, 9/67-68 ; citée dans Vàzquez de Prada, Sir Tomàs Moro, 79.
35. Vàzquez de Prada, Sir Tomàs Moro, 127.
36. Rogers, 560-561, selon la traductión de Pierre Leyris dans More, Écrits de prison, précédés de la vie de Sir Thomas More par William Roper, Paris : Seuil, 1953, 145-146.
37. Berglar, Lahora de Tomàs Moro..., 196.
38. Vàzquez de Prada, Sir Tomàs Moro..., p. 108.
39. L'Expérience de Dieu avec Thomas More. Introduction et textes choisis par Jacques Dufresne, Montreal : Fides, 1999, 28.
40. Sillon, Paris : Le Laurier, 2e ed., 1998, n° 191.
4. 1. J. Escriva, Farge, n° 193.
42. Titre donne par Josémaria a un recueil d'homélies (voir note 7).
43. Voir Escriva, Chemin, n° 961.
44. Thomas More, In Defense of Humanism, Ed. Daniel Kinney, CW15, Vale UP, 1986, 197-311. Traduction fran9aise par Henri Gibaud, Moreana 27-28, 39-82. Cité par Berglar, La hora deTomas Moro..., 213.
45. Card. Albino Luciani (futur pape, sous le nom de Jean-Paul 1), "Chercher Dieu dans le travaii quotidien," // Gazzettino di Venezia, 25 juillet 1978.
46. Chemin, n°291.
47. Voir Berglar, L'Opus Dei..., 231 et 330. Lettre de Mgr del Portillo àl'auteur, Sjuin 1977.
48. Voir Codex Juris Particularis Operis Dei ou Statuto, art. 11. Voir le texte dans A. de Fuenmayor-V. Gómez-Iglesias-J.-L. Illanes, L'Itinéraire juridìque de l'Opus Dei..,770 ; P. Rodriguez-F. Ocàriz-J. L. Illanes, L'Opus Dei dans l'Église. Introduction ecdésìologìque a la vie et a l'apostolat de l'Opus Dei, Beauvechain : Éditions Nauwelaerts, 1996, 240.
49. AmisdeDieu, n° 65, 63.
50. Rapporté par Vàzquez de Prada, El Fundador dei Opus Dei..., 13.