VIE ORDINAIRE, SANCTIFICATION DE LA

1. La « vie ordinaire » : une référence pour l’esprit de l’Opus Dei. ; 2. La vie ordinaire dans l’histoire de la spiritualité et de la culture. ; 3. La grandeur chrétienne de la vie ordinaire : dimensions subjectives et objectives. ; 4. La transmission du message : quelques expressions et métaphores utilisées par saint Josémaria. ; 5. Dans la conjoncture actuelle contemporaine.

  1. La « vie ordinaire » : une référence pour l’esprit de l’Opus Dei.
  2. La vie ordinaire dans l’histoire de la spiritualité et de la culture.
  3. La grandeur chrétienne de la vie ordinaire : dimensions subjectives et objectives.
  4. La transmission du message : quelques expressions et métaphores utilisées par saint Josémaria.
  5. Dans la conjoncture actuelle contemporaine.

La « vie quotidienne » constitue l'une des grandes découvertes des sciences sociales du XXe siècle. En effet, face à la tentation d'exalter notre existence à partir de la raison scientifique ou en termes de surhomme, certains courants philosophiques se sont concentrés précisément sur une revalorisation de l'existence ordinaire, pour découvrir ce qui est spécifiquement « humain » dans des tâches apparemment sans relief. Bien que provenant de présupposés très différents, le message de saint Josémaria exhorte le chrétien à découvrir « quelque chose de divin » dans son existence quotidienne, car, comme il aima le rappeler à maintes reprises, la mission du chrétien dans le monde consiste à « sanctifier la vie ordinaire, se sanctifier dans la vie ordinaire et sanctifier les autres avec la vie ordinaire ».

1. « La vie ordinaire » : une référence pour l'esprit de l'Opus Dei

Saint Josémaria emploie explicitement l'expression « vie ordinaire » ou son équivalent « vie quotidienne » dès le début de l'Opus Dei. Entre les nombreux textes allant dans ce sens, bien que d'une date plus tardive, figure l'homélie Aimer le monde passionnément, prononcée à Pampelune le 8 octobre 1967 (cf. Entretiens 113-123). Elle constitue une référence obligatoire pour positionner ce thème dans l’ensemble de ses enseignements. Dans les écrits des années précédentes, des énoncés similaires ne manquent pas (par exemple « vie héroïquement vulgaire » (C 205), mais l'expression « vie ordinaire » n'apparaît pas explicitement, ou du moins elle n'est pas fréquente, bien que l'affirmation de la valeur de la « vie quotidienne » – c'est-à-dire le rôle qu'elle joue en tant que champ, axe et matière du processus de sanctification – s’y trouve, et largement, dès les premiers temps. Il ne pouvait en être autrement, puisqu'il s'agissait - et il s'agit toujours - de délivrer à tous les hommes et toutes les femmes, issus des conditions les plus variées et engagés dans les tâches les plus diverses, le message suivant : où qu'ils soient, dans le cadre de leur existence quotidienne, ils sont appelés à s'unir à Dieu et, à partir de là, à accomplir la mission rédemptrice confiée par le Christ à l'Église.

On pourrait citer, à titre d'exemple, deux points de Chemin, ou d'autres analogues, car c'est une idée qui traverse tout cet ouvrage : « Veux-tu vraiment être saint ? — Remplis le petit devoir de chaque instant : fais ce que tu dois et sois à ce que tu fais » (C 815). « Naturel. — Que votre vie d’homme chrétien, de femme chrétienne — votre sel et votre lumière — s’écoule spontanément, sans extravagance ni niaiserie : ayez toujours en vous notre esprit de simplicité » (C 379). Ou encore le témoignage de saint Josémaria dans l'un de ses rares entretiens : « Depuis 1928, je n'ai cessé de prêcher que la sainteté n'est pas réservée à des privilégiés et que tous les chemins de la terre peuvent être divins » (Entretiens 34). Parce que la sainteté n'est jamais une « chose médiocre ». La vie sainte du chrétien « c'est l'héroïsme de la persévérance dans l'ordinaire, dans les choses de tous les jours » (Lettre 24-III-1930 n.19 : ILLANES, « La vie ordinaire entre insignifiance et héroïsme », in GVQ, IV, p. 36).

2. La vie ordinaire dans l'histoire de la spiritualité et de la culture

Les Évangiles contiennent diverses références à la vie simple et ordinaire de Jésus, Marie et Joseph dans leur foyer et dans l'atelier de Nazareth ; elles ne sont pas nombreuses mais elles sont fondamentales, puisqu'elles montrent que Jésus, le Fils de Dieu, en se faisant homme, a fait sienne la vie ordinaire des hommes et des femmes. Ils nous parlent aussi des tâches ordinaires de divers personnages évangéliques, comme les apôtres se consacrant aux labeurs de la pêche ou comme les femmes qui accompagnaient le Seigneur et le servaient. Dans une phrase aussi hardie que vraie, saint Paul précise : « il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3, 28).

Les textes se référant aux premières générations chrétiennes documentent cette réalité sociologique. Deux écrits, que saint Josémaria et son premier successeur le bienheureux Alvaro Del Portillo aimaient citer, le font de manière particulièrement imagée. Le premier est la célèbre Lettre à Diognète, dans laquelle il est dit que les chrétiens « ne se distinguent des autres hommes ni par leur terre, ni par leur langage ou leurs coutumes. Parce qu'ils n'habitent pas des villes exclusivement à eux, ni ne parlent une langue étrangère, ni ne mènent un mode de vie à part des autres » (chap. 5-6 ; FUNK 1, pp. 317-321 : DEL PORTILLO, 1999, pp. 37- 40, 45-48). Et le second est une autre lettre, cette fois de saint Jérôme, qui souligne la valeur de ce qui est petit : « La grandeur de l'âme se montre même dans la minuscule. Nous n'admirons pas le Créateur seulement dans le ciel et la terre, le soleil et l'océan, les éléphants, les chameaux, les bœufs, les chevaux, les léopards, les ours et les lions ; mais aussi dans les petits animaux, tels que les fourmis, les moustiques, les mouches, les vers et autres animaux de ce genre, que l'on distingue mieux par leur corps que par leurs noms : dans les grands comme dans les petits nous admirons la même maestria. Ainsi, l'âme qui se donne à Dieu met dans les petites choses la même ferveur que dans les plus grandes » (Epistulae, 60, 12 [PL 22, 595] : AD 8).

Les nombreux sermons et homélies de l'âge patristique adressés au peuple chrétien en général constituent un témoignage d'une valeur particulière. En proclamant à tous sans exception l'idéal évangélique, ils tiennent pour acquis que ce dernier peut et doit être vécu dans les conditions propres à la vie ordinaire. Certes, il ne manque pas d'auteurs chez qui l'éloge de la vie monastique ou contemplative conduit à une vision quelque peu péjorative de la vie séculière ou active, mais les données de base évoquées ci-dessus demeurent.

Au Moyen Âge, sous l'influence de saint Bernard et surtout de saint François d'Assise, la réflexion sur la vie du Christ à Bethléem et à Nazareth connaît un grand essor. Parfois l'accent y est mis sur la pauvreté, mais on trouve aussi une référence à la vie quotidienne et à sa valeur ; un point qui sera maintenu et même accentué dans la poésie et la peinture baroques, avec de fréquentes allusions, entre réalisme et symbolique, à la vie quotidienne de la Sainte Famille. D'autre part, au Moyen Âge s'instaure un ordre social centré sur les métiers, suivi de l'apparition de corporations sous la protection d'un saint patron. L'importance du fait est encore plus évidente si l'on considère que le travail manuel n'était plus effectué par des esclaves, mais par des personnes libres qui manifestent une union entre la sphère laïque et la foi chrétienne avec des répercussions importantes sur la culture de l'époque.

Des auteurs comme Jean Tauler ont vu les implications théologiques de cette réalité, mais sans les développer. Luther, avec sa critique de la vie monastique, oriente plus explicitement l'attention vers une affirmation du monde et des professions comme lieu où le chrétien est directement racheté par Dieu, sans la médiation de l'Église ni le besoin de ses ministres. Dans cette critique des vœux monastiques, Charles Taylor voit un rejet de l'idéal héroïque grec, poursuivi selon lui par le monachisme (TAYLOR, 1996, p. 227) ; tandis que Martin Rhonheimer précise que cette inclination protestante envers le monde et la vie ordinaire « ne répond pas à une authentique affirmation du monde, ni dans sa forme luthérienne ni dans sa forme puritaine-calviniste. L'amour du monde n'existe pas parce que sa bonté radicale en tant que créé par Dieu n'est pas affirmée » (RHONHEIMER, 2006, p. 67).

Comme on l'a dit au début, on retrouve au XXe siècle une grande thématisation de la vie quotidienne (pour un exposé assez exhaustif, cf. DONATI, 2002, pp. 225-234), due à divers facteurs, dont le processus de sécularisation typique de la modernité. D'une part, une grande partie de ces études s'inscrivent dans une perspective très différente de celle qui nous occupe ici, puisqu'elles traitent de la vie quotidienne à partir de l'histoire, de la sociologie ou de l'économie. Cependant, dans la seconde moitié du XXe siècle, le travail théologique commence à traiter de ces réalités terrestres, liées à des aspects profondément humains tels que le travail et la famille, surtout après le Concile Vatican II et ses Constitutions Lumen gentium et Gaudium et spes.

Dans le domaine de l'histoire de la spiritualité et en nous limitant aux auteurs modernes dont saint Josémaria a eu connaissance, trois méritent d'être soulignés : saint François de Sales, qui dans son Introduction à la vie dévote proclame l'appel à la sainteté dans tous les états de vie ; Alonso Rodríguez et Sainte Thérèse de Lisieux, qui, avec des accents différents, évoquent la valeur des petits détails de la vie quotidienne.

Saint Josémaria n’a pas seulement eu connaissance mais s’est aussi familiarisé avec les textes de ces trois auteurs, au point que des échos d'Alonso Rodríguez et de sainte Thérèse de Lisieux se retrouvent dans certaines de ses œuvres. Mais il y a une différence à ne pas négliger : alors qu'ils traitent des petites choses de manière assez générale, saint Josémaria les met en relation avec l'existence chrétienne séculière (cf. ILLANES, 2003, pp. 25-30). Pour lui, parler de petites choses ou de vie ordinaire implique simultanément et inséparablement de parler de sanctification au milieu du monde, car ce sont ces incidences qui jalonnent l'existence de tout chrétien ordinaire et doivent donc devenir matière et axe de la recherche de la sainteté. Le message sur la sanctification de la vie ordinaire, tel que formulé par saint Josémaria, présuppose, en somme, et la dimension positive du monde et, dans une autre perspective, le lien entre vocation humaine et vocation divine.

3. La grandeur chrétienne de la vie ordinaire : dimensions subjectives et objectives

Dans le message de saint Josémaria, le quotidien n'a vraiment aucun caractère négatif, secondaire ou hors de propos. Il surmonte en outre la dichotomie entre vie contemplative et vie active et, sur un autre plan, rejette la tentation contemporaine du surhomme de Nietzsche qui méprise l'ordinaire comme « humain, trop humain ». La richesse de son message doit être recherchée dans une conception plus large et non moins exigeante de l'appel à la sainteté : « Voilà presque trente ans maintenant que le Seigneur a mis dans mon cœur le désir ardent de faire comprendre cette doctrine à des personnes d'états de vie, de conditions et d'occupations les plus variés : la vie ordinaire peut être sainte et remplie de Dieu, le Seigneur nous appelle à sanctifier nos tâches habituelles, parce que là aussi réside la perfection chrétienne » (QCP 148).

Le fondement de cette affirmation est d'une claire nature christologique : les trente années de vie cachée de Jésus. « Nous devons toujours admirer ces trente années de vie obscure qui constituent la plus grande partie de la vie de Jésus parmi ses frères les hommes. Années obscures, mais, pour nous, claires comme la lumière du soleil. Ou mieux, splendeur qui illumine nos journées et leur donne leur véritable dimension, puisque nous sommes des chrétiens courants, qui menons une vie ordinaire, semblable à celle de millions de gens dans les coins les plus divers du monde » (QCP 14). Comme Jésus dans la maison et l'atelier de Nazareth, ou les Apôtres dans leurs labeurs de pêche, ou les premiers chrétiens lorsqu'ils embrassaient la foi nouvelle et poursuivaient leurs tâches de marchands de pourpre (cf. Ac 16, 11-15) ou de fabricants de tentes (cf. Actes 18, 2-3), les chrétiens doivent aujourd'hui prendre occasion du monde pour rencontrer Dieu.

Dans cette appréciation pour le monde comme chemin de sainteté, saint Josémaria a dû surmonter les considérations théologiques qui interprétaient le texte de 1 Jn 2,16 (« Tout ce qu’il y a dans le monde – la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, l’arrogance de la richesse ») comme se référant non pas au monde marqué par le péché, mais au monde en tant que tel, le considérant comme une source de péché et de tentation ; et elles ajoutaient à cette exégèse une sous-estimation de la condition laïque par rapport à la condition religieuse. Saint Josémaria rejeta cette exégèse en évitant tout mépris de l'état religieux : « Pour d'autres âmes, ayant une vocation différente, l'abandon du monde - contemptus mundi - et le silence de la cellule ou du désert facilitent la contemplation, mais pour nous, mes enfants, le Seigneur ne nous demande que le silence intérieur – pour faire taire les voix de l'égoïsme du vieil homme –, pas le silence du monde : parce que le monde ne peut ni ne doit pas se taire pour nous » (Lettre 11 mars 1940, n.15 : ILLANES , 2001, p. 123).

De cette affirmation du monde comme lieu de rencontre du chrétien avec Dieu, on peut distinguer deux dimensions : la sanctification au sens subjectif (le chrétien, et plus précisément le laïc, comme sujet sanctifié) et la sanctification au sens objectif (le monde avec toutes les œuvres et circonstances ordinaires). Évidemment, la distinction n'est que méthodologique. Il doit être clair que, dans la vraie vie du chrétien, ces dimensions se compénètrent totalement.

a) Sanctification du chrétien : dimension subjective. Cette section vise à répondre à la question suivante : qui est appelé à sanctifier le quotidien ?

Celui qui cherche la sainteté dans la vie ordinaire est avant tout un être humain qui ne se définit pas exclusivement par sa rationalité. De plus, ce serait une fausse sublimation, un spiritualisme qui exprimerait une vision déformée du christianisme (cf. Entretiens 113), de se passer d'une « chose aussi matérielle que mon corps [qui] a été choisie par l'Esprit Saint pour y établir sa demeure » (Entretiens 121). Saint Josémaria aime donc à rappeler que les saints ont été des êtres « normaux : de chair et d’os comme toi » (C 133), avec des faiblesses et des tentations (cf. AD 20, AD 210 ; QCP 148) ; et, avec une expression forte, il se réfère à l'amour entre un homme et une femme, comme quelque chose non pas simplement « toléré, à côté des véritables activités de l'esprit » (Entretiens 121), mais comme un lieu privilégié pour ceux qui sont appelés par Dieu à se marier pour découvrir aussi dans l'amour conjugal « un chemin divin » (Entretiens 121).

De plus, cet homme, cette femme, de chair et de sang, par sa libre capacité et par son être personnel, entre en relation avec d'autres hommes et femmes, fait partie de la société et, en son sein, remplit divers rôles, assume différentes responsabilités, s'occupe de diverses tâches. Il est membre d'une famille - père, mère, fils, etc. -, exerce une activité professionnelle, essaie d'être un citoyen responsable, choisit d'adhérer à divers types d'associations, selon ses envies ou ses besoins. Et ainsi, « plongés dans le courant circulatoire de la société » (AD 120), « dans un laboratoire, dans la salle d'opération d'un hôpital, à la caserne, dans une chaire d'université, à l'usine, à l'atelier, aux champs, dans le foyer familial et au sein de l'immense panorama du travail, c'est là que Dieu nous attend chaque jour. Sachez-le bien : il y a quelque chose de saint, de divin, qui se cache dans les situations les plus ordinaires et c'est à chacun d'entre vous qu'il appartient de le découvrir » (Entretiens114).

Évidemment, cette découverte ne peut se passer d'une vie de foi ; bien plus, elle l'exige en prenant ainsi conscience de la dignité de la vocation chrétienne : « L'appel de Dieu, le caractère baptismal et la grâce font que chaque chrétien peut et doit pleinement incarner la foi. Chaque chrétien doit être un alter Christus, ipse Christus, présent parmi les hommes » (Entretiens 58). Par conséquent, celui qui est appelé à être saint au milieu des activités quotidiennes, ne doit pas cloisonner son comportement en différents compartiments étanches, laissant de côté la foi lorsqu'il se consacre au temporel. Ce serait, pour saint Josémaria, courir le danger d'une double vie qu'il n'hésite pas à qualifier de schizophrénie (cf. Entretiens 114). Au contraire, la fonction des laïcs au sein de l'Église ou leur mission, comme le rappellera aussi Vatican II, se concrétise en élevant à Dieu ces réalités temporelles, mondaines et ordinaires, qui ne sont certes pas rares et qui échappent aussi à la mission de ceux qui sont consacrés à Dieu et séparés du monde (cf. LG, 32, 44).

Saint Josémaria appelle les fidèles de l'Opus Dei à assumer par vocation l'appel à sanctifier l'ordinaire. Concrètement, « se mettre au goût du jour, comprendre le monde moderne, est une chose naturelle et instinctive, étant donné qu'ils vivent aux côtés des autres citoyens et qu'avec ces autres citoyens et au même titre qu'eux ils créent ce monde et contribuent à sa modernité » (Entretiens 26). Pour cette raison, les chrétiens doivent chercher la solution aux problèmes temporels fréquents dans leur travail et dans leur vie quotidienne, en interpellant leur propre conscience bien formée, afin que, « au milieu des réalités séculières en respectant leur autonomie, mais en les traitant dans un esprit et avec un amour qui sont propres aux âmes contemplatives » (Entretiens 22), ils offrent des solutions concrètes pour l'action, en pleine responsabilité et sans crainte de la pluralité.

b) Sanctification de la vie ordinaire : dimension objective. Cette section répond à la question : en quoi consiste le quotidien dont la sanctification est recherchée ?

Dans le message de saint Josémaria, la vie ordinaire est étroitement liée au travail professionnel, mais aussi à la vie familiale et sociale, dans laquelle s'insère l'existence de chaque personne.

Une première approche révèle que saint Josémaria présente la vie ordinaire dans les termes suivants : « le vrai lieu de l'existence chrétienne séculière » (Entretiens 113) est non seulement le temple comme espace sacré, mais aussi la vie ordinaire. Et il ajoute : « Là où sont vos frères les hommes, mes enfants, là où sont vos aspirations, votre travail, vos amours, là se trouve le lieu de votre rencontre quotidienne avec le Christ. C'est au milieu des choses les plus matérielles de la terre que nous devons nous sanctifier, en servant Dieu et tous les hommes » (Entretiens 113).

Le chrétien doit donc donner un sens positif à la matière et aux tâches séculières et aimer le monde avec tant de passion (cf. Entretiens 114), que saint Josémaria en vient à « parler d'un matérialisme chrétien » (Entretiens 115). En effet, « puisque le monde est sorti des mains de Dieu, puisque Dieu a créé l'homme à son image et à sa ressemblance et qu'Il lui a donné une étincelle de sa lumière, notre intelligence doit s'attacher, fût-ce au prix d'un rude effort, à dégager le sens divin qui réside naturellement en toute chose » (QCP 10).

Ce monde quotidien représente non seulement le lieu de l'existence séculière chrétienne selon des coordonnées spatiales, mais aussi selon des coordonnées temporelles : tout le fortuit qui, peut-être aujourd'hui plus que jamais, occupe une grande partie de la vie humaine y est donc accueilli. Les circonstances familiales, sociales, professionnelles et même économiques et politiques apparaissent de manière imprévisible et s'imposent avec leur propre réalité. Nous sommes tellement plongés dans le temporel que le risque est d'« imaginer que Dieu ne se trouve pas là, dans l’activité de chaque instant, parce qu’elle est tellement simple, tellement ordinaire ! » (AD 313). C'est pourquoi saint Josémaria ajoute : « si nous admettons la petitesse et la contingence des initiatives terrestres, notre travail s’ouvre à l’espérance véritable, qui élève toute tâche humaine et qui la transforme en un lieu de rencontre avec Dieu. Cette tâche s’éclaire alors d’une lumière d’éternité, qui chasse les ténèbres de la désillusion » (AD 208).

Avec ces coordonnées, saint Josémaria développe une ascétique spécifique autour d'un thème déjà évoqué : les petites choses. Il incite le chrétien à les avoir toujours en grande valeur (cf. C 826), à ne pas les dédaigner (cf. C 819) ni les mépriser (cf. C 816), à les faire par amour pour qu'elles deviennent grandes (cf. C 813). En d'autres termes, le chrétien qui cherche la sanctification dans ce qui est ordinaire doit entreprendre toute tâche ou activité avec la volonté de l’achever le plus parfaitement possible et jusqu'au bout, en plaçant « les dernières pierres » (cf. AD 55, AD 66) et en offrant à Dieu ce travail comme Abel a présenté à Dieu les fruits sans défaut de sa récolte et les meilleurs spécimens de son troupeau (cf. F 43).

Les moyens dont dispose le chrétien pour faire une réalité de cette sainteté autour du quotidien et plus spécifiquement dans les petites choses, seront donc le recours à la prière et à la pratique de la mortification, la lutte pour acquérir les vertus humaines et surnaturelles, la fréquence des sacrements, les moyens de formation personnelle et collective, etc. On peut donc ainsi bien affirmer que « joies, tristesses, espérances, chagrins, succès, échecs, et jusqu’aux plus petits détails de notre journée » (AD 245), constituent cette matière de la lutte pour être saints, pour plaire à Dieu notre Père. Et ainsi, face au danger d'en rester à un mépris de la routine propre à la vie quotidienne (cf. AD 150), saint Josémaria propose la persévérance du bourricot à la noria qui, par son travail répétitif, apporte à la terre l'eau sans laquelle il ne peut y avoir de fruits (cf. C 998) ; ou, pour affronter les mille petits revers de la journée (cf. AD 138), il nous rappelle l'héroïsme des mères qui ne marchandent pas leurs efforts dans les jours pleins d'imprévus (cf. AD 134).

4. La transmission du message : quelques expressions et métaphores utilisées par saint Josémaria

Saint Josémaria n'ignore pas que toute cette doctrine est confrontée à des dangers différents, non seulement théoriques, mais de nature plus pratique et existentielle, en particulier le découragement possible face à un idéal qui peut apparaître, selon les cas, soit trop banal, soit impossible atteindre. Pour cette raison, il s’efforce tout particulièrement de transmettre de différentes manières - et aussi à travers ce qu'il appelle « la psychologie de l'annonce » - ce message sur la valeur de l'ordinaire. Son vaste travail sacerdotal, associé à une culture littéraire et historique très riche, a contribué à le diffuser « avec le don des langues » à ses interlocuteurs.

Bien que logiquement l'efficacité du message soit principalement due à des raisons d’ordre surnaturel, il serait injuste de ne pas prêter attention aux efforts de saint Josémaria pour l'illustrer. Conscient de vivre parmi des gens qui, parfois, ont une culture qui apprécie l'extraordinaire ou d’autres qui en restent à la surface de ce qui advient, il insiste pour inventer des expressions et des métaphores qui aident à souligner que « notre extraordinaire à nous est ce qui est ordinaire : l'ordinaire fait avec perfection » (Lettre 24-III-1930 n. 12 : ILLANES, « La vie ordinaire entre insignifiance et héroïsme », in GVQ, IV, p. 36). Grâce à cela, il nous a laissé des ressources littéraires particulièrement abondantes en variété, d'une grande richesse linguistique et très pédagogique dans leur intention.

Les nombreuses épithètes utilisées par saint Josémaria pour décrire les circonstances quotidiennes sont particulièrement frappantes. Il renvoie par exemple aux « honnêtes réalités quotidiennes », « aux situations les plus courantes », à la « vie familiale, professionnelle et sociale pleine de petites réalités terrestres », aux « choses les plus visibles et matérielles », à « des situations qui semblent les plus banales » (Entretiens 114), ou encore à ce qui est « prosaïque » et « sans transcendance » et aux « événements les plus menus » (AD 285) (les italiques sont de l'auteur).

En dehors des métaphores et autres formes littéraires d'une plasticité particulière, en plus de certaines déjà mentionnées, comme le bourricot à la noria, il en existe bien d'autres. Proposons ici une liste qui ne prétend pas être exhaustive :

- La sainteté dans l'ordinaire représente un défi pour ceux qui ont des vues peu réalistes sur leurs capacités (par défaut ou par excès). Le danger est clair : des aspirations que saint Josémaria n'hésite pas à qualifier de « mystique du si », avec un jeu de mots qui renvoie à la fois à des aspirations infondées (« ojalá - avec un peu de chance ») et à des choses de peu de valeur (« hojalatera -en fer blanc »). Et en tenant compte de cela, il écrit : « Laissez donc les rêves, les faux idéalismes, les fantaisies, en un mot, ce que j'ai coutume d'appeler la mystique du si — ah ! si je ne m'étais pas marié, ah ! si je n'avais pas cette profession, ah ! si j'avais une meilleure santé, ah ! si j'étais jeune, ah ! si j'étais vieux ! — et, en revanche, tenez-vous-en à la réalité la plus matérielle et la plus immédiate, car c'est là que se trouve le Seigneur » (Entretiens 116).

- Comme exemple littéraire de cette attitude – en fait, comme un symbole –, saint Josémaria se tourne vers un protagoniste bien connu de la littérature française, Tartarín de Tarascon, d'Alphonse Daudet : « En pensant à ceux d’entre vous qui, au fil des années, se plaisent encore à rêver, en des rêves vains et puérils, comme ceux de Tartarin de Tarascon, de chasser des lions dans les couloirs de leur maison, où il n’y a tout au plus que des rats et pas grand-chose d’autre ; en pensant à ceux-là, dis-je, j’ai envie de rappeler la grandeur divine de l’accomplissement fidèle des obligations habituelles de chaque jour, faite des luttes qui remplissent le Seigneur de joie et qu’Il est seul à connaître avec chacun de nous » ( AD 8).

- Une métaphore particulièrement parlante est celle qui décrit la vocation chrétienne et la pertinence de la vie quotidienne comme la tâche de « convertir en alexandrins la prose de chaque jour » (Entretiens 116), c'est-à-dire d'écrire en vers d'art majeur – aussi parfois appelé « poésie héroïque », en raison de la thématique développée –, ce qui est un genre de nature narrative et, en ce sens, considéré comme de moindre valeur littéraire.

- Terminons par une autre expression qui fait allusion à la capacité de convertir, avec la vie de foi, ce qu'il y a de plus prosaïque en quelque chose de valeur transcendante. Dans plus d'une de ses homélies, saint Josémaria fait référence à un personnage bien connu de la mythologie : « Tels le roi Midas, qui changeait en or tout ce qu’il touchait, vous pouvez transformer tout l’humain en divin » (AD 221). En effet, il s'agit d'une fiction de portée universelle qui reflète la capacité de transformer le monde en ce qui remplit le cœur de l'homme : dans le cas du roi Midas, l'avidité de posséder de l'or ; dans le cas du chrétien, l'ambition de sanctifier le monde et le quotidien.

5. Dans la conjoncture contemporaine actuelle

Aujourd'hui, il est impossible d'ignorer la multitude d'événements fortuits et imprévisibles qui composent la vie de tout homme et femme au milieu du monde. Notre cosmos présente une large marge d'indétermination. La culture, comprise comme le fruit de l'acte libre de l'être humain, occupe cette place et se présente avec sa propre autonomie, résultat du processus de sécularisation qui définit la modernité. Pour cette raison, dans leur perception du social, les hommes et les femmes contemporains diffèrent de plus en plus de la vision classique qui comprenait la polis comme une réalité naturelle, soumise à des processus de génération et de corruption ; et de la vision médiévale, dans laquelle le théocentrisme ne réussissait pas à séparer ce qui appartenait à Dieu de ce qui appartenait à César.

Dans ce cadre conceptuel, les enseignements de saint Josémaria sur la liberté dans le domaine temporel et le pluralisme revêtent une importance particulière pour façonner la culture. Il se peut que nous soyons dans un monde où il n'y a pas de solutions uniformes ; et il y a plus : nous sommes déjà dans le domaine du pratique, où le concret et le fortuit ont leur place et peuvent être décisifs dans la prise de décisions. Dans ce contexte, saint Josémaria rappelle que les chrétiens ne peuvent oublier que « chacun (...) [œuvre] en toute liberté personnelle [en] se formant une conscience autonome (...). Naturellement, comme chacun prend ses décisions en toute autonomie dans sa vie séculière, parmi les réalités temporelles où il évolue, on trouve fréquemment des options, des jugements et des activités diverses : On aboutit, en un mot, (...) à ce pluralisme juste et nécessaire, qui est une caractéristique essentielle du bon esprit de l'Opus Dei et qui m'a toujours paru la seule manière correcte et ordonnée de concevoir l'apostolat des laïcs » (Entretiens 19).

Le protagonisme que saint Josémaria accorde à la liberté personnelle du chrétien se situe dans la continuité de cette vision des sciences sociales qui, comme nous l'avons dit au début, découvrent « ce quelque chose d'humain » dans la vie quotidienne et renforcent l'autonomie du séculier. Mais la contribution de saint Josémaria corrige un écart par rapport à cette approche, qui affirme l'autonomie du temporel entendu comme quelque chose d'absolu, et nie la condition de créées des activités humaines. Son message invite les chrétiens, en découvrant ce qui est spécifiquement humain, à découvrir aussi que tout ce qui est humain trouve son origine en Dieu qui, en créant le monde bon et en le laissant entre les mains de l'homme et de la femme, leur donne aussi la possibilité de découvrir « quelque chose de saint, de divin », qui réside dans la réalité quotidienne et matérielle elle-même : « Je vous assure, mes enfants, que lorsqu'un chrétien accomplit avec amour les actions quotidiennes les moins transcendantes, ce qu'il fait déborde de transcendance divine » (Entretiens 116) . Il ne s'agit pas d'un ajout que l'on « fait » à ce qui est ordinaire, mais bien de la découverte, à l'aide de la foi, d'une condition préalable du temporel : affirmer sa relative autonomie, c'est-à-dire reconnaître Dieu créateur, et prendre en charge de mener à bien le temporel non seulement d'un point de vue humain, en le développant avec perfection, mais aussi d'un point de vue surnaturel : en le sanctifiant. Le chrétien ordinaire appelé par Dieu a pour mission de « [restituer] à la matière et aux situations qui semblent les plus banales, leur sens noble et originel, qu'on les mette au service du Royaume de Dieu, qu'on les spiritualise, en en faisant le moyen et l'occasion de notre rencontre continuelle avec Jésus-Christ. » (Entretiens 114).

Pour cette raison, comme l'affirmait en 1992 l'encore cardinal Ratzinger, dans l'homélie qu'il prononça à la messe d'action de grâces après la béatification d'Escrivá de Balaguer : « Josémaria Escrivá a secoué cette apathie spirituelle des gens : non, la sainteté n'est pas quelque chose d'insolite mais une réalité habituelle et normale pour tous les baptisés. Elle ne consiste pas en exploits d'un héroïsme imprécis et inaccessible, mais elle a mille formes et peut être réalisée dans n'importe quel état et condition. C'est la normalité. Et elle consiste en ceci : vivre la vie quotidienne avec le regard posé sur Dieu et la façonner avec l'esprit de la foi » (CAPUCCI, 2009, p. 110). En effet – et pour terminer avec une autre belle image utilisée par saint Josémaria dans l'homélie donnée sur le campus de l'Université de Navarre et directement liée à notre thème –, c'est « sur la ligne de l'horizon, mes enfants, [que] le ciel et le terre semblent se rejoindre. Mais non, là où ils s'unissent, en réalité, c'est dans vos cœurs, lorsque vous vivez saintement la vie ordinaire » (Entretiens 116). Non sans raison, Jean-Paul II, dans la sainte Messe qu'il a célébrée le 6 octobre 2002 et au cours de laquelle il a canonisé le fondateur de l'Opus Dei, a pu le définir en une phrase aussi brève que riche de contenu, comme le « saint de la vie ordinaire » (AAS, 1995, p. 745).

Thèmes connexes : Contemplatifs au milieu du monde ; Petites choses ; Fidèles chrétiens ; Liberté en matière temporelle ; Sainteté ; Sécularité ; Travail, Sanctification du.

Bibliographie : AD 1-22, AD 294-316 ; Entretiens 113-123 ; Pierpaolo DONATI, « Senso e valore della vita quotidiana », in GVQ, I, pp. 221-263 ; Alfredo GARCÍA SUÁREZ Ecclésiologie, catéchèse, spiritualité, Pampelune, ​​EUNSA, 1998 ; José Luis ILLANES La sanctification du travail. Le travail dans l'histoire de la spiritualité Palabra, Madrid, 2001 rev. et act. ID., « Œuvre écrite et prédication de saint Josémaria Escrivá de Balaguer », SetD, 3 (2009), pp. 203-276 ID., « Contemplation et action chrétienne dans le monde », in José Luis ILLANES et al. Le chrétien dans le monde. À l'occasion du centenaire de la naissance du bienheureux Josémaria Escrivá (1902-2002). XXIIIe Symposium international de théologie de l'Université de Navarre, Pampelune, ​​EUNSA, 2003, pp. 391-418 ID. Traité de théologie spirituelle, Pampelune, ​​EUNSA, 2007 Fernando OCÁRIZ Nature, grâce et gloire, Pampelune, ​​EUNSA, 2001 ; Alvaro DEL PORTILLO, « Sel, lumière et ferment. La tâche des laïcs dans la mission de l'Église » Mundo Cristiano, 450 (1999), pp. 37-40, 45-48 ; Joseph RATZINGER, « Homélie à la messe d'action de grâce. Rome, 19-mai-92 », en Flavio CAPUCCI Josémaría Escrivá, saint. L'itinéraire de la cause de canonisation, Madrid, Rialp, 2009 ; Martin RHONHEIMER Transformation du monde. L'actualité de l'Opus Dei, Madrid, Rialp, 2006 ; Pedro RODRÍGUEZ, « Une vie sainte au milieu de la réalité séculière. L'homélie de Saint Josémaria sur le campus de l'Université de Navarre. Sens et message », in Aimer passionnément le monde, Madrid, Rialp, 2007, pp. 36-75 ; Charles TAYLOR Sources du moi. La construction de l'identité moderne Madrid, Paidós, 1996.

María Pía CHIRINOS MONTALBETTI