- Travail et travail professionnel.
- Dimensions du travail.
- Se sanctifier dans le travail, sanctifier par le travail.
- Sanctifier le travail.
- Sanctification du travail et transformation du monde.
« Sanctifier le travail, se sanctifier dans le travail et sanctifier les autres par le travail. » Ces paroles, maintes fois répétées par saint Josémaria (cf. par exemple QCP 45 et s.), ont aussi été abondamment glosées et commentées. Cela n’a rien de surprenant, car l'idéal de la sanctification du travail est intimement lié à la promotion de l'appel à la sainteté et à l'apostolat au milieu du monde, auquel saint Josémaria s'est su destiné depuis le 2 octobre 1928.
La vie ordinaire au milieu du monde comporte un large éventail de réalités : liens familiaux, amitiés, activités culturelles et sportives, situations de douleur et de maladie... Saint Josémaria ne l'ignorait pas : de fait, il les a toutes considérées. Et, avec une phrase strictement parallèle à celle citée ci-dessus, il affirmait fréquemment que le chrétien doit « sanctifier la vie ordinaire, se sanctifier dans la vie ordinaire et sanctifier les autres à travers la vie ordinaire ». Quelle est la raison qui a conduit saint Josémaria à mettre en évidence, parmi les diverses réalités qui composent la vie ordinaire, précisément le travail ? Nous répondrons à cette question en commençant par exposer sa manière de comprendre le travail.
1. Travail et travail professionnel
Le travail a été décrit par de nombreux auteurs comme l'œuvre de l'intelligence et des mains, comme la tâche d'une intelligence capable de projeter des actions qui transforment la nature et, indissociablement, de mains en mesure de mettre en pratique ce qui a été projeté. Dans d'autres cas, il est défini comme une activité qui implique un effort, ce qui permet d'inclure dans le cadre du travail non seulement des tâches manuelles, mais aussi intellectuelles ; plus précisément, l'étude.
Sans exclure les traits mis en évidence par ces définitions, le fondateur de l'Opus Dei a bien en tête un autre aspect : le social. Dans sa prédication, le travail est toujours vu comme une tâche qui s'accomplit dans la société et qui présuppose ce que l'on désigne habituellement comme la division du travail. En d'autres termes, le fait que les êtres humains se spécialisent dans l'une ou l'autre des tâches, ce qui permet que, lorsque chacun atteint des niveaux plus élevés de perfection et d'efficacité dans le travail qui lui correspond, la contribution au bien commun et au développement soit renforcée.
En somme, le regard de saint Josémaria considère le travail non pas comme un simple travail des mains, mais comme une occupation, un métier ou une tâche à laquelle la personne se consacre de manière stable, afin que cette occupation la qualifie devant la société. Ainsi, dans son œuvre, le mot « profession » et l'expression « travail professionnel » apparaissent avec une grande fréquence, et, dans les cas où il utilise simplement le terme « travail », il connote toujours tout l'arrière-plan social et vital - devoirs d'état, obligations, relations sociales, etc. - que la profession suppose et entraîne avec elle.
C'est la raison pour laquelle il établit un lien profond entre le travail et la vie ordinaire, et pourquoi il passe facilement d'une expression à l'autre. Le travail professionnel, avec tout ce qui l'accompagne, connote la vie ordinaire. Et la vie ordinaire trouve dans le travail - dans le fait de se consacrer avec compétence et de manière continue à une tâche socialement et publiquement reconnue - l'un de ses éléments déterminants, et même le plus clair et le plus universel.
2. Dimensions du travail
« Le travail — tout travail — est témoignage de la dignité de l'homme et de son emprise sur la création. C'est une occasion de perfectionner sa personnalité. C'est un lien qui nous unit aux autres êtres, une source de revenus pour assurer la subsistance de sa famille, un moyen de contribuer à l'amélioration de la société et au progrès de l'humanité tout entière. Pour un chrétien, ces perspectives s'élargissent et s'amplifient, car le travail lui apparaît comme une participation à l'œuvre créatrice de Dieu, qui, en créant l'homme, le bénit en lui disant : Soyez féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, et tous les animaux qui rampent sur la terre (Gn 1, 28). Car, pour avoir été assumé par le Christ, le travail nous apparaît comme une réalité qui a été rachetée à son tour. Ce n'est pas seulement le cadre de la vie de l'homme, mais un moyen et un chemin de sainteté, une réalité qui sanctifie et que l'on peut sanctifier » (QCP 47).
Les mots qui viennent d'être cités constituent l'un des textes les plus denses parmi le large ensemble de ceux que saint Josémaria a consacrés au travail. Dans ce texte, la réalité humaine du travail est décrite en référence à quelques dimensions fondamentales, qu'il convient de souligner :
- la dimension cosmique, expression de la capacité de l'homme à dominer la nature en l'orientant vers les fins qu'il conçoit avec son intelligence ;
- la dimension anthropologique, puisque la réalisation sérieuse, continue et responsable de sa propre tâche contribue puissamment à l'acquisition par l'homme de maturité et de conscience de soi ;
- la dimension socio-familiale, puisque le travail, en fournissant des biens, permet la constitution et le maintien ultérieur de la famille ;
- la dimension sociale et historique, puisque le travail est l'un des facteurs qui contribuent le plus fondamentalement à la structuration et au progrès des sociétés ;
- sa dimension théologico-créationnelle, puisque Dieu n'a pas voulu donner vie à un univers pleinement fait et clos, mais compter, pour la plénitude finale, sur l'action et l'histoire humaines ;
- sa dimension sotériologique, puisque, avec le don du Christ, le travail contribue à l'œuvre du salut, aussi bien dans les moments de satisfaction personnelle, qui peuvent être vécus en communion avec Dieu, que dans ceux d'effort, d'échec ou de fatigue qui, réunis à la Croix du Christ, acquièrent valeur de salut.
Ces différents aspects sont répertoriés par saint Josémaria suivant un ordre que l'on pourrait qualifier d'ascendant, dans lequel, à partir des dimensions humaines et sociales, on arrive aux dimensions chrétiennes et surnaturelles, qui assument les dimensions naturelles, en leur donnant un sens plénier.
3. Se sanctifier dans le travail, sanctifier par le travail
À la fin du texte que nous venons de commenter, le travail est qualifié de « réalité rachetée et rédemptrice », et tout de suite après de « réalité sanctifiable et sanctifiante ». Et, à de nombreuses autres occasions, saint Josémaria parle de « sanctification du travail », en recourant à une expression qui évoque l'action ou le processus en vertu duquel une réalité se perfectionne, en lui infusant de nouvelles qualités.
Saint Josémaria a toujours eu une conscience très claire du fondement théologal de l'existence chrétienne. L'être humain n'atteint pas la sainteté, la communion intime et vitale avec Dieu, le seul Saint, comme un effet du simple déploiement de sa nature, mais comme le fruit d'un don divin, auquel sa liberté doit s'ouvrir. La sanctification du travail suppose donc l'action sanctifiante de la grâce divine. Et cela montre en même temps que cette action de la grâce ne se réfère pas à un monde céleste, étranger ou simplement tangentiel à l'existence humaine ordinaire, mais affecte plutôt directement le noyau de cette existence.
La vie humaine ordinaire, et avec elle le travail, est appelée à s'intégrer dans le processus d'identification du chrétien au Christ. Et ceci dans la mesure où, dans ce processus, le travail revêt la condition d’un « axe » ou d’un « pivot », et plus encore, de « matière » de sanctification (cf. QCP 45, 47 ; AD 61, 62, 82). Analysons en détail ce processus en considérant les trois tableaux du triptyque déjà cité : « sanctifier le travail, se sanctifier au travail et sanctifier les autres par le travail ».
a) Se sanctifier au travail
Se sanctifier, grandir en sainteté, progresser dans la vie chrétienne, sont des expressions équivalentes en substance. Toutes renvoient, en effet, à ce que, en présupposant l'action de l'Esprit Saint et la communication vitale qui s'accomplit dans les sacrements, nous pouvons qualifier d'aspects subjectifs du processus d'identification de chaque personne au Christ. Ce processus implique une croissance dans les vertus théologales, dans la foi, l’espérance et la charité. Et, par conséquent, une conscience de plus en plus vive de l'amour que Dieu nous porte, et de la nécessité d'une réponse adéquate à cet amour. C'est-à-dire l'impulsion à un abandon consenti à la Volonté divine et à une relation intime et confiante avec Lui.
Tout cela, chez le chrétien appelé à se sanctifier au milieu du monde, fait une référence décisive au travail. L'accomplissement d'un travail professionnel est impossible, en effet, sans mettre en exercice la diligence, le profit du temps, la justice, la véracité, l'affabilité, la prudence, la force, la patience, la magnanimité... Bref, tout un ensemble varié de vertus humaines, auquel saint Josémaria a toujours attaché une importance particulière, et dans lesquelles il va être difficile - voire impossible - de persévérer sans une reconnaissance effective de la valeur du travail. C'est-à-dire sans une disposition d'esprit et une manière de comprendre la vie qui nous amène à voir dans le travail non seulement un besoin ou un simple instrument de domination, mais une réalité dotée d'une dignité intrinsèque.
Là prennent toute leur place la lumière et la force qui jaillissent de la foi, qui fait connaître l'amour de Dieu et son dessein de salut ; de l'espérance, qui réaffirme le sens de la vie et, par conséquent, l'engagement et l'enthousiasme de vivre ; de la charité, qui nous amène à reconnaître dans l'amour la clé de l'existence humaine et à le manifester dans chaque événement et situation. Tout cela a des répercussions sur le travail. Au travail, si l'on travaille sous le regard de Dieu, « nous mettons en pratique - écrivait saint Josémaria dans une de ses Lettres - les vertus théologales qui sont le sommet de la vie chrétienne. Nous actualisons la foi, avec notre vie contemplative, dans ce dialogue constant avec la Trinité présente au centre de notre âme. Nous exerçons l'espérance, en persévérant dans notre travail, semper scientes quod labor vester non est inanis in Domino (1 Co 15, 58), en sachant que votre effort n'est pas inutile devant Dieu. Nous vivons la charité, en essayant d'informer toutes nos actions avec l'amour de Dieu, en nous donnant généreusement au service de nos frères les hommes, de toutes les âmes » (Lettre 15 octobre 1948, n. 24 : AGP, série A.3, 92-7 -1).
La foi, l'espérance et la charité s'enracinent de plus en plus dans l'âme à travers un contact vivant et personnel avec Dieu. La relation avec Dieu exige, comme point d'appui essentiel, l'existence de temps de prière, c'est-à-dire de moments spécifiquement dédiés à la confrontation entre sa propre vie et la réalité de Dieu. Dans ces moments de prière, de dialogue entre l'âme et Dieu, le travail sera présent, puisqu'il est l'une des composantes fondamentales de notre existence. Et en même temps la prière, en conduisant à une intimité toujours plus grande avec Dieu, tendra à se faire présente avec une spontanéité et une intensité progressives dans l'ensemble de la vie, y compris au travail. Tout travail est, en effet, une réalité qui peut être vécue en communion avec Dieu, parce que Dieu, qui aime d'un amour de Père, contemple le travail humain et attend que, dans et par ce travail, on Lui montre de l'amour. Dès lors, tout travail peut et doit être non seulement un point de départ, mais aussi l'objet d'un véritable dialogue, bien que sans bruit de paroles, avec la Trinité.
« Une heure d’étude, pour un apôtre moderne, c’est une heure de prière » (C 335), affirme saint Josémaria dans Chemin. Des années plus tard, dans une homélie de 1963, il va exprimer la même idée avec un accent particulier : « Nous reconnaissons Dieu, non seulement dans le spectacle que nous offre la nature, mais aussi dans l'expérience de notre travail et de notre effort. Le travail est ainsi prière, action de grâces, parce que nous savons que c'est Dieu qui nous a placés sur terre, nous savons qu'Il nous aime et que nous sommes les héritiers de ses promesses. Il est juste qu'Il nous dise : Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu (1 Co 10, 31) » (QCP 48).
Les moments de prière, les pratiques de piété - précisa-t-il à un autre moment - « te mèneront presque insensiblement à la prière contemplative. Des actes d’amour plus nombreux naîtront dans ton âme, des oraisons jaculatoires, des actions de grâce, des actes de réparation, des communions spirituelles. Et cela, tout en accomplissant tes obligations : en décrochant ton téléphone, en prenant un moyen de transport, en ouvrant ou en fermant une porte, en passant devant une église, avant de te mettre au travail, en le réalisant ou en l’achevant. Tu sauras tout rapporter à Dieu ton Père » (AD 149).
Dans et par le travail, le chrétien est appelé à atteindre ce sommet du chemin vers la sainteté qu'est la vie contemplative, c'est-à-dire une vie vécue dans la pleine conscience de la proximité amoureuse de Dieu et en constante communion avec Lui. Action et contemplation, travail et prière, consécration à sa propre tache et effort pour la mener à bien, dialogue avec Dieu tendent ainsi à se fondre dans l'unité de vie. Le chrétien, tout chrétien, peut, avec la croissance de sa prière, devenir « contemplatif au milieu du monde », et aussi bien sûr à travers son travail humain. « Notre vie, c’est de travailler et de prier, et, inversement, de prier et de travailler. Car il arrive un moment où l'on ne peut plus distinguer entre ces deux concepts, ces deux mots, contemplation et action, qui finissent par avoir le même sens dans l'esprit et dans la conscience » (Lettre 9 janvier 1932, n. 14 : AGP, série A.3, 91-3-2 ; voir aussi l'homélie Vers la sainteté, avec une claire connotation autobiographique, dans Amis de Dieu).
b) Sanctifier par le travail
Si l'expression « se sanctifier par le travail » nous place devant la vocation chrétienne comme appel à la communion et à l'union avec Dieu, les mots « sanctifier par le travail » renvoient à un autre aspect essentiel de la vocation chrétienne : son caractère d'appel à participer à la mission salvifique confiée par le Christ aux Apôtres et à l'Église, c'est-à-dire la tâche d'attirer à Dieu toute l'humanité. Et, plus précisément, au fait que le chrétien qui vit au milieu du monde peut et doit contribuer à cette tâche précisément grâce à l'accomplissement de son propre travail professionnel.
En parlant de l'apostolat, saint Josémaria présuppose toujours une considération fondamentale : le point de départ de l'action apostolique réside dans la conscience personnelle des richesses de la condition chrétienne. C'est pourquoi l'apostolat doit être - a-t-il commenté dans une de ses homélies - « un désir brûlant qui consume le cœur de tout chrétien », et qui, par conséquent, informe l'existence ordinaire de sorte que, « unissant nos efforts, au coude à coude avec nos compagnons, nos amis, nos parents, dont nous partageons les aspirations, nous pourrons au moyen de cette tâche les aider à arriver au Christ » (AD 264). Et cela spontanément, sans que l'advertance des dimensions apostoliques de la vocation chrétienne nuise - et encore moins adultère - les traits caractéristiques de la condition séculière et professionnelle. « Et alors, qu’est-ce qui change ? » Et aussitôt il répond : « Ce qui change, c’est que l’âme, parce que le Christ est entré en elle, comme il est monté dans la barque de Pierre, voit s’ouvrir des horizons de service plus vastes, plus ambitieux et ressent un désir irrésistible d’annoncer à toutes les créatures les magnalia Dei, les merveilles que le Seigneur réalise, si nous le laissons faire » (AD 265).
L'annonce du Christ, la référence au sens chrétien de la vie, doit, dans l'existence du chrétien, se confondre avec le travail et les incidences qui l'accompagnent. Comme on est immergé dans la vie courante, on s'exprimera d'ordinaire avec des mots simples, ceux d'un ami à un ami, ou d'un compagnon à un compagnon, en ouvrant naturellement des perspectives toujours plus profondément humaines et chrétiennes. Dès lors, ce sera un apostolat qui s'accomplit en « parcourant ensemble le chemin de la vie professionnelle et civile » et que le fondateur de l'Opus Dei aimait appeler « apostolat de l'amitié et de la confidence ». « Ces propos glissés à point nommé dans l’oreille de l’ami qui chancelle ; cette conversation capable de l’orienter, que tu as su provoquer opportunément ; ce conseil qui améliorera son travail universitaire, et la discrète indiscrétion qui te pousse à lui suggérer des horizons insoupçonnés de générosité…, tout cela, c’est “ l’apostolat de la confidence ” » (C 973).
Dans une de ses homélies, après avoir rappelé que tout chrétien a reçu la mission de faire connaître le Christ, il glose largement cette même idée : « Certains se demanderont peut-être comment, de quelle manière, ils peuvent communiquer cette connaissance du Christ aux autres. Je vous répondrai : avec naturel, avec simplicité, en vivant exactement comme vous le faites au milieu du monde, adonnés que vous êtes à votre travail professionnel et au soin de votre famille, en prenant part à toutes les aspirations nobles des hommes. (...) En agissant de la sorte, nous donnerons à ceux qui nous entourent le témoignage d'une vie simple et normale, non exempte des limitations et des défauts propres à notre condition humaine mais pourtant cohérente. En nous voyant égaux à eux en toute chose, les autres se sentiront invités à nous demander : Comment s'explique votre joie ? D'où tirez-vous des forces pour vaincre égoïsme et commodité ? Qui vous apprend cette compréhension, cette bonne entente pleine de franchise, cet esprit de service et ce don de vous-même aux autres ? C'est alors le moment de leur découvrir le divin secret de l'existence chrétienne : leur parler de Dieu, du Christ, du Saint-Esprit et de Marie. Le moment d'essayer de transmettre, à travers nos pauvres paroles, cette folie de l'amour de Dieu que la grâce a déversée dans nos cœurs » (QCP 148). Le texte contient, comme il est facile de le voir, une référence implicite au commentaire des disciples d’Emmaüs, rapporté dans Lc 24, 13-33.
L'apostolat du chrétien ordinaire présuppose une réalité de vie. C'est-à-dire un effort sincère pour vivre selon l'idéal chrétien. Avec le témoignage d'une vie chrétienne ordinaire mais cohérente, et avec des paroles spontanées et naturelles, à partir de son travail et au milieu de celui-ci, le chrétien - tout chrétien - peut et doit être le levain qui fait lever la pâte (cf. AD 257 -258) ; une braise ardente qui chauffe les chemins de la terre avec le feu divin qu'elle porte en son cœur (cf. C 1) ; une pierre tombée dans le lac, qui fait naître un cercle, et celui-ci un autre et un autre, portant ainsi le nom du Christ jusqu'aux extrémités de la terre (cf. C 831)
Et tout cela, répétons-le, comme conséquence du développement d'une foi, d'une espérance et d'une charité qui aspirent à donner forme à l'existence quotidienne. Ainsi, pour le chrétien qui vit au milieu du monde, l'apostolat « n'est pas quelque chose de surajouté, de superposé, d'extérieur à son activité quotidienne, à ses occupations professionnelles », mais quelque chose qui « fait partie de la nature même du chrétien » (QCP 122). C'est la raison pour laquelle le fondateur de l'Opus Dei ne parlait généralement pas tant de faire l'apostolat que d'être des apôtres. L'apostolat n'est pas pour le chrétien une occupation sectorielle à laquelle une partie de la journée est consacrée, mais, bien plus profondément, une orientation permanente de l'âme, d'où sortiront certainement des paroles et des actions concrètes, qui l'exprimeront, mais sans l'épuiser, puisqu'elles sont, et doivent être, le fruit d'une disposition de l'esprit qui tend, par sa nature même, à imprégner toute la vie.
4. Sanctifier le travail
« Sanctifier le travail, se sanctifier dans le travail et sanctifier les autres par le travail » sont, dans la prédication de saint Josémaria, des expressions liées les unes aux autres par des liens profonds, car elles constituent les trois dimensions d'un phénomène unitaire : la vie chrétienne séculière, dans laquelle la relation avec Dieu et le service des autres, la sainteté et l'apostolat, supposent l'accomplissement abouti du travail et rejaillissent sur lui. L'idéal auquel convoque le fondateur de l'Opus Dei n'est pas de se sanctifier et de sanctifier les autres alors qu'on travaille, mais, plus précisément et en s'y engageant, de se sanctifier et de sanctifier en sanctifiant le travail.
Maintenant, que signifie sanctifier le travail ? Répondons-y avec les mots de F. Ocáriz : « Sanctifier le travail n'est pas "faire quelque chose de saint" en travaillant, mais précisément "rendre le travail lui-même saint" » (OCÁRIZ, 2000, p. 263). C'est-à-dire imprégner l'acte de travailler avec la lumière, la force et les exigences qui découlent de la foi chrétienne. Un point de Chemin : « À l’exercice habituel de ta profession, ajoute un motif surnaturel et tu auras sanctifié le travail » (C 359), peut aider à expliquer plus complètement ce que nous venons de dire, à une condition : que nous ayons présent à l'esprit l'intensité qu'il faut attribuer au mot « motif » et à son équivalent, le mot « intention ». Le terme de motif ou d'intention désigne ici, en effet, non pas un simple désir, ou une aspiration superposée à une action préalablement constituée, mais une décision profonde de la volonté, qui qualifie l'action en déterminant sa physionomie. Ainsi, comme l'écrit le bienheureux Álvaro del Portillo, se référant au point de Chemin mentionné ci-dessus, « la finalité surnaturelle n'est pas comme un sceau qui adhère extérieurement au travail de l'homme et qui transporte la marchandise - saine ou endommagée - à sa destination sans même la frôler », mais plutôt une impulsion qui façonne intérieurement l'action et, le cas échéant, la corrige (DEL PORTILLO, 1992, p. 104).
Quelles sont les conséquences de cette impulsion qui conduit à l'action et la façonne ? En termes généraux, on pourrait l'exprimer en disant qu'elle implique un achèvement humain et chrétien du travail, c'est-à-dire une exécution de l'action de travailler qui assume pleinement ce que ce travail concret exige et qui, par conséquent, aboutit à un produit ou à un fruit doté d'une richesse et d'une valeur totales. Illustrons cette affirmation en deux étapes consécutives.
a) Bien travailler, avec compétence professionnelle
Conformément à tout ce qui a été dit, saint Josémaria, lorsqu'il commente ce qu'implique l'idéal de la sanctification du travail, commence généralement par énoncer une exigence apparemment simple, quoique lourde d'implications : sanctifier le travail exige de bien travailler, avec sérieux et compétence professionnelles. « Le travail ne peut jamais être pour vous un jeu qu'on ne prend pas au sérieux ; ce n'est pas non plus une affaire de dilettantes ou d'amateurs. Que m'importe qu'on me parle d'un de mes enfants qui est, par exemple, un mauvais professeur, et un bon fils à moi : s'il n'est pas un bon professeur, à quoi me sert-il ? Car, en réalité, ce n'est pas un bon fils à moi, s'il n'a pas mis les moyens pour se perfectionner dans son métier. Nous devons travailler comme les meilleurs de nos collègues. Et si cela se peut, mieux que le meilleur. Un homme sans enthousiasme professionnel ne m'est d'aucune utilité » (Lettre du 15 octobre 1948, n. 15 : AGP, série A.3, 92-7-2).
La nécessité de bien travailler, d'accomplir son travail avec compétence professionnelle et perfection humaine, a été commentée par saint Josémaria, en recourant à un large éventail d'arguments. Fréquemment, comme cela arrive dans les textes qui viennent d'être cités, il fait référence à la nécessité de respecter la nature des choses, à la responsabilité collective qui incombe à chaque citoyen... A d'autres moments il rappelle que le travail, comme toute l'existence humaine est objet de contemplation de la part de Dieu et doit donc être vécue d'une manière digne de Dieu. « Nous ne pouvons pas offrir au Seigneur, lit-on dans une de ses homélies, quelque chose qui, dans les limites de notre pauvre humanité, ne serait pas parfait, sans tache, soigneusement accompli, même dans les détails les plus infimes : Dieu n’accepte pas ce qui est bâclé. Vous ne présenterez pas un animal qui a une tare, nous enjoint la Sainte Écriture, car vous ne seriez pas agréés (Lv 22, 20). C’est pourquoi, le travail de chacun d’entre nous, cette tâche qui occupe nos journées et nos énergies, doit être une offrande digne du Créateur, operatio Dei, travail de Dieu et pour Dieu : en un mot, une activité bien accomplie, irréprochable » (AD 55).
b) Travailler avec conscience du devoir et esprit de service
« Bien travailler » implique non seulement une compétence professionnelle et une exécution techniquement complète de la tâche elle-même, mais aussi – et avec une force singulière – l'exécution fidèle des obligations assumées, la loyauté aux engagements acquis, la pleine exécution des contrats, etc. ; bref, tout ce qui renvoie à cette vertu humaine fondamentale qu'est la justice.
Saint Josémaria a évoqué à plusieurs reprises la justice, soulignant son importance pour la vie sociale. En même temps, il aimait à rappeler que la justice, en tant que vertu, dépasse le sens strict du devoir et doit être complétée par la charité. La dignité du travail, lit-on dans une homélie datée précisément du 19 mars, jour de la fête de cet ouvrier qu'était saint Joseph, « se fonde sur l'Amour. Le grand privilège de l'homme est de pouvoir aimer et dépasser ainsi l'éphémère et le transitoire » ; et il poursuit : « C'est pourquoi l'homme ne peut se limiter à faire des choses, à fabriquer des objets » (QCP 48), mais agir de telle sorte que cette construction d'objets contribue à grandir dans l'amour de Dieu et à exprimer cet amour dans les travaux de service. Vivre le travail face à Dieu, le sanctifier, exige d'être conscient de la dimension sociale que le travail a en soi et par conséquent non seulement d'affronter avec un sens des responsabilités les obligations et les devoirs qu'il comporte, mais d'agir avec un sens profond de solidarité et de des liens qui unissent les hommes.
Ces principes généraux se prolongent et se précisent, dans la prédication du fondateur de l'Opus Dei, à travers des considérations qui renvoient à deux cercles que l'on peut dessiner avec l'être humain qui travaille comme centre : l'un plus petit et l'autre plus large. En premier lieu, celui formé par le groupe de personnes, des collègues et compagnons aux clients et fournisseurs, avec qui le travail met en relation. Sanctifier le travail implique de sanctifier cet ensemble de relations, tout d'abord en remplissant fidèlement et minutieusement ses obligations, mais aussi en traitant les autres avec l'appréciation qu'ils méritent en tant que personnes, en créant et en maintenant une atmosphère de compréhension, d'amitié et de solidarité. Bref, contribuer avec sa propre manière d'agir pour que le contexte de travail dans lequel chacun s'insère soit, en surmontant les difficultés et les tensions qui peuvent survenir, un environnement de plus en plus humain et, par conséquent, plus chaleureux. Le chrétien doit toujours s'efforcer de manifester la charité du Christ avec « ses fruits d'amitié, de compréhension, d'affection humaine, de paix » (QCP 166), et ainsi être semeur de cette paix et de cette joie inhérente à l'Évangile (l'expression « semeurs de paix et de joie » est fréquente dans les écrits de saint Josémaria ; voir par exemple QCP 168 et AD 105).
Mais ce premier cercle se situe à l'intérieur d'un cercle plus vaste : celui constitué par la société dans laquelle vit chaque personne et, en définitive, par l'ensemble de l'humanité. Par conséquent, le chrétien doit travailler avec comme horizon non seulement sa propre personne, sa propre famille et ses compagnons et collègues, mais aussi la société qui l'entoure et toute la famille humaine. « Le travail ordinaire, au milieu du monde - ce sont des mots de saint Josémaria dans une de ses Lettres - vous met en contact avec tous les problèmes et préoccupations des hommes, car ce sont vos propres préoccupations et vos propres problèmes : vous êtes des chrétiens ordinaires, citoyens comme les autres. Votre foi doit vous guider, au moment de juger les faits et les situations contingentes sur cette terre. Vous agirez en toute liberté, car la doctrine catholique n'impose pas de solutions concrètes et techniques aux problèmes temporels ; mais elle vous demande une sensibilité à ces problèmes humains, et un sens des responsabilités pour les affronter et leur donner une issue chrétienne » (Lettre 15 octobre 1948, n. 28 : AGP, série A.3, 92-7 -2).
5. Sanctification du travail et transformation du monde
La réflexion théologique sur le travail s'est déroulée à l'époque contemporaine selon deux axes différents, bien qu'à plus d'un titre ils soient complémentaires. La première, qui a lieu surtout dans les années 1945 et suivantes, se concentre sur le fruit ou le produit qui vient du travail et, d'un point de vue formellement théologique, sur le lien éventuel des processus historiques avec l'eschatologie. La seconde met l'accent sur l'acte ou l'action de travailler et donc sur l'homme comme sujet de travail.
Saint Josémaria a toujours suivi avec intérêt les questions qui agitaient l'Église de son temps, en particulier celles liées à l'appel universel à la sainteté et à la vocation et mission des laïcs. Mais, conscient de ce qu'exigeait sa tâche de fondateur, il s'efforça de rester en dehors des débats théologiques. Cela a été aussi le cas avec le débat auquel nous faisions allusion ci-dessus et dont nous ne trouvons aucune référence, sauf brève et généralement indirecte, dans ses écrits. Il serait par ailleurs inapproprié d'essayer de l'inscrire dans une ligne de pensée spécifique, puisque son enseignement se situe à un autre niveau.
Cependant, on peut affirmer que, au moins en partie, il s'approche - tout comme Jean-Paul II l'a fait dans la lettre encyclique Laborem exercens – de la seconde des lignes évoquées, comme le montre le point 301 de Chemin : « Dieu veut une poignée d’hommes “ à lui ” dans chaque activité humaine. — Après quoi… pax Christi in regno Christi : la paix du Christ dans le règne du Christ ». La perspective d'une irradiation de l'Évangile dans la réalité historico-sociale était présente, dès le début, dans l'esprit et dans la prédication de saint Josémaria. Et ce en vertu d'un itinéraire qui part de l’approfondissement de la condition théologale de l'existence chrétienne duquel jaillit un effort déterminé pour traduire en œuvres ce que la foi exige, que ce soit en général, ou en référence à l'agir dans le monde. La conscience vivante de la proximité de Dieu ne doit en aucun cas conduire à laisser au second plan la réalité et la valeur de ce qui a été créé, bien au contraire. Elle doit en revanche conduire, surtout chez le fidèle chrétien appelé à vivre au milieu du monde, à percevoir la place qu'occupent les réalités temporelles dans le projet divin sur la création et, par conséquent, à les assumer avec don de soi et profondeur. Autrement dit, bien travailler, avec compétence technique et esprit de service, pour que le travail déploie toute sa fécondité humanisante.
Connaissance de plus en plus approfondie de la réalité (science), capacité accrue de contrôle de la nature (technique), advertance claire de la responsabilité qui incombe à l'homme en tant que protagoniste de l'histoire (éthique), conscience de la dignité transcendante de l'être humain et du fait qu'il est appelé à la communion avec Dieu (spiritualité), sont, en somme, les piliers sur lesquels repose l'humanisation du monde à laquelle le travail peut aboutir. Et que saint Josémaria a toujours connoté comme le fruit de la véritable sanctification de l'action de travailler.
Thèmes connexes : Apostolat ; Contemplatifs au milieu du monde ; Devoirs d'état ; Exemple, Apostolat de ; Justice ; Laboriosité ; Liberté en matière temporelle ; Monde ; Service, esprit de ; Solidarité ; Vie ordinaire, sanctification de la.
Bibliographie : AD 55-72 ; QCP 39-56 ; Rafael ALVIRA, « Le travail dans "Chemin" » in José MORALES (coord.) Études sur Chemin, Madrid, Rialp, 1988, pp. 257-263 ; Antonio ARANDA, « Identité chrétienne et configuration du monde. La force configurante de la sécularité et du travail sanctifié », in GVQ, I, pp. 175-198 ; Jean Marie AUBERT, « La sanctification du travail », in Pedro RODRÍGUEZ (éd.) Mgr Escrivá de Balaguer et l'Opus Dei, Pampelune, EUNSA, 1985, pp. 215-224 ; Ernst BURKHART - Javier LÓPEZ Vie quotidienne et sainteté dans l'enseignement de saint Josémaria. Étude de théologie spirituelle, III, Madrid, Rialp, 2013, pp. 134-221 ; Javier ECHEVARRÍA, « Sanctification du travail », in Itinéraires de vie chrétienne, Barcelone, Planeta, 2001, pp. 209-221 ; Giorgio FARO Il lavoro nell’insegnamento del Beato San Josemaría Escrivá Roma, Agrilavoro, 2000 ; José Luis ILLANES La sanctification du travail. Travail dans l'histoire de la spiritualité, Madrid, Palabra, 2001 rev. et act. ID. Existence chrétienne et monde. Jalons pour une réflexion théologique sur l'Opus Dei, Pampelune, EUNSA, 2003 ID. Devant Dieu et dans le monde. Notes pour une théologie du travail, Pampelune, EUNSA, 1997 ; Janne Haaland MATLÁRY, « Le travail, un chemin vers la sainteté », dans GVQ I, pp. 155-170 ; Fernando OCÁRIZ, « Le concept de sanctification du travail », in ID. Nature, grâce et gloire, Pampelune, EUNSA, 2000, pp. 263-271 ; Álvaro DEL PORTILLO, « Les racines profondes d'un message » L'Osservatore Romano, 23 juin 1985, collecté dans ID. Une vie pour Dieu. Réflexions sur la figure de Monseigneur Josémaria Escrivá de Balaguer. Discours, homélies et autres écrits Madrid 1992, p. 104 IDZ., « Il lavoro si trasformi in orazione », en Rendere amabile la verità. Raccolta di scritti di Mons. Alvaro del Portillo, pastorali, teologici, canonistici, vari Libreria Editrice Vaticana, 1995, pp. 647-651 Pedro RODRÍGUEZ Vocation, travail, contemplation, Pampelune, EUNSA, 1986.