1. La sécularité dans le message de saint Josémaria.
2. L’amour du chrétien pour le monde.
3. Implications pratiques de la sécularité.
4. Sécularité, « mentalité laïque » et « âme sacerdotale ».
5. Sécularité et large autonomie des laïcs dans les questions temporelles.
Bien que l'adjectif « séculier » soit plus ancien, et que le nom latin saeculum, dont il est issu, se retrouve déjà dans les écrits apostoliques, le terme « sécularité » ne s'est répandu qu'à partir de la seconde moitié du XXe siècle (cf. ILLANES, 2003, p. 132). La réflexion théologique sur la sécularité a évolué à partir d'une époque où elle s'est trouvée liée à la Constitution Dogmatique Lumen gentium, où l'on ne parle de sécularité qu'en relation avec les fidèles laïcs (LG, 31), jusqu'à une étape ultérieure où le terme est pris dans un sens plus large, en l'appliquant à l'Église et à tous les chrétiens (cf. ILLANES, 2001, p. 146 et suiv.).
Jean-Paul II l'utilise dans ce sens dans l'Exhortation Apostolique Christifideles laici, où il est affirmé que « l'Église "a une authentique dimension séculière, inhérente à sa nature intime et à sa mission, dont la racine plonge dans le mystère du Verbe Incarné" » (ChL, 15). Les fidèles laïcs ne se caractérisent pas simplement par la sécularité en général, mais par un accent particulier de la sécularité, qui dans le texte s'exprime avec la formule « caractère séculier » déjà utilisée par le Concile (cf. LG, 31), qui « n'est donc pas à définir seulement dans un sens sociologique, mais surtout en un sens théologique. Le caractère séculier doit s'entendre à la lumière de l'acte créateur et rédempteur de Dieu, qui a confié le monde aux hommes et aux femmes, pour qu'ils participent à l'œuvre de la création, qu'ils libèrent la création elle-même de l'influence du péché et qu'ils se sanctifient dans le mariage ou dans le célibat, dans la famille, dans la profession et dans les différentes activités sociales » (ChL, 15).
Il est important de garder à l'esprit cette évolution, pour comprendre pourquoi saint Josémaria n'a utilisé en tant que tel le terme « sécularité » que relativement tardivement, malgré le fait que la réalité à laquelle ce terme se réfère - être du monde - se trouve clairement au cœur de son message dès le début. En tout cas, il ne faut pas oublier que saint Josémaria parle de sécularité en se référant plutôt aux fidèles laïcs chrétiens et aux prêtres séculiers.
1. La sécularité dans le message de saint Josémaria
Pour comprendre la nature de la sécularité dans l'œuvre de saint Josémaria, nous nous appuyons d'abord sur les textes de sa prédication, avec des entretiens éclairants et, fondamentalement, avec la réalité de son travail apostolique qui inclut la défense du charisme fondationnel. À propos de ces sources, il faut mentionner les écrits d'Alvaro Del Portillo sur la sécularité, qui constituent une glose des paroles et de l'esprit de saint Josémaria sur cette question. Ces textes, témoignages et gloses, nés comme une manifestation naturelle du zèle sacerdotal de saint Josémaria, sans cacher son ton existentiel marqué, sont pleins d'un profond contenu théologique, dont les grandes lignes doivent être explicitées, afin d'éclairer les problèmes de nature théorique et pratique qui entourent la compréhension de la sécularité dans les domaines juridique, sociologique, etc.
Le message central de la prédication de saint Josémaria - l'appel universel à la sainteté et à la sanctification du travail et de la vie ordinaire - contient en son cœur même une certaine conception de la sécularité, du fait d'être du monde, comme une détermination positive de la manière dont la majorité des fidèles est appelée à vivre sa vocation chrétienne.
Comme il l'a souvent répété avec insistance, les paroles de l'Évangile : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48), s'adressent à tous les hommes sans exception. Ainsi, pour la plupart d'entre eux, il doit être possible de les réaliser au cours de leur vie ordinaire, au milieu des occupations temporelles, comme Lumen gentium le soulignera plus tard, au numéro 31. Cela implique, entre autres, deux points fondamentaux :
- D'une part, une affirmation décisive de l'importance de la grâce baptismale en vertu de laquelle tout chrétien - le chrétien commun pourrait-on dire - participe pleinement à la vie du Christ et à l'union avec l'Église.
- D'autre part, une vision positive des réalités terrestres, redevable à la considération de la création comme une œuvre bonne sortie des mains de Dieu et qui, bien qu'affectée par le péché de l'homme, a aussi été l'objet de la rédemption.
De ce point de vue, la sécularité apparaît comme un mode de vocation chrétienne, qui pousse à une pleine conscience du Baptême et à assumer avec confiance la nature propre aux réalités temporelles, en étant convaincus qu'en leur sein même, par leur nature même, elles sont ouvertes à Dieu qui les a créés bonnes. Ainsi, loin de constituer un mode de vie opposé au mode de vie consacrée, la sécularité représente une manière positive de vivre et de réaliser la vocation chrétienne, profondément enracinée dans la conscience de la vocation baptismale propre.
La doctrine de la sanctification du travail est étroitement liée à l'appréciation positive des réalités créées. Le travail n'est pas une punition ; dans le récit de création, le commandement de travailler est antérieur au péché. Et ceci prouve que le travail par lequel l'homme habite le monde est une réalité radicalement noble, sanctifiable, ordonnable à la gloire de Dieu ; il contient « quelque chose de divin » (Entretiens 116), il n'est pas en soi un obstacle à la relation avec Dieu mais, au contraire, une occasion de « rencontre avec le Christ » (ibidem), qui, vrai Dieu et vrai homme, réalisait aussi la rédemption lorsqu'il travaillait de ses mains, pendant les années qui ont précédé sa vie publique. Cette pensée, fruit de l'approfondissement du sens de l'Incarnation du Fils de Dieu, se retrouve aussi à la base du « matérialisme chrétien » prêché par saint Josémaria, qui s'oppose hardiment aux matérialismes fermés à l'esprit (cf. Entretiens 115), qu'ils soient idéologiques (cf. AD 171) ou pratiques : « Comprends-moi bien : être dans le monde et être du monde, cela ne veut pas dire être mondain » (F 569).
À la lumière de son charisme fondationnel, et anticipant largement le contenu de l'Exhortation Apostolique Christi fideles laici, dans laquelle Jean-Paul II faisait considérer le caractère particulier avec laquelle les laïcs contribuent à la mission évangélisatrice de l'Église dans le monde, saint Josémaria a pu écrire : « Je rêve — et le rêve est devenu réalité — d'une foule d'enfants de Dieu en train de se sanctifier dans leur vie de citoyens ordinaires, de partager les soucis, les idéaux et les efforts des autres créatures. J'ai besoin de leur crier cette vérité divine : si vous demeurez au milieu du monde, ce n'est pas que Dieu vous ait oubliés, ce n'est pas que le Seigneur ne vous ait pas appelés. Mais Il vous a invités à poursuivre votre route parmi les activités et les soucis de la terre ; car Il vous a fait savoir que votre vocation humaine, votre profession, vos qualités, loin d'être étrangères à ses divins desseins, ont été sanctifiées comme une offrande très agréable au Père » (QCP 20).
2. L'amour du chrétien pour le monde
La sécularité implique une vision optimiste du monde et des réalités séculières, ainsi que la reconnaissance de leur cohérence et de leur propre valeur, en tant que réalités positivement voulues par Dieu. Mais ce n'est pas un optimisme naïf, car il prend aussi en compte le désordre que le péché de l'homme a introduit dans les réalités créées, et par lequel elles se referment sur elles-mêmes - elles sont soumises à la vanité (cf. Rm, 8, 20) -, donnant lieu au « mondain », une configuration de choses créées qui obscurcit leur ordination ultime à Dieu. Pour cette raison, l'affirmation décisive de la bonté des réalités terrestres ne peut être séparée de la Croix du Christ. D'où aussi que « l'amour passionné du monde », caractéristique de la sécularité telle que l'entend saint Josémaria, va nécessairement de pair avec la conscience d'être co-rédempteurs avec le Christ, et est inséparable de son Mystère Pascal : Et ego, si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum ; et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes/toutes les choses (Jn 12,32)[1].
Ces paroles, qui renvoient directement à la rédemption du monde que le Christ accomplit en mourant sur la Croix et en ressuscitant le troisième jour, saint Josémaria les appliquait spécifiquement à la sanctification du travail (cf. QCP 105). Les chrétiens collaborent à l'œuvre de la rédemption lorsqu'ils placent le Christ au sommet des activités humaines, ce qui est indissociable avec l’idée de placer la Croix au cœur de ces mêmes activités (cf. F 678). De l'identification au Christ, dans et à l'occasion du travail quotidien, naît la fécondité apostolique de la vie chrétienne au milieu du monde : « Le monde nous attend. Oui ! Nous aimons passionnément ce monde parce que c'est ce que Dieu nous a appris : "sic Deus dilexit mundum..." (c'est ainsi que Dieu a aimé le monde) et parce que c'est le cadre de notre champ de bataille — une merveilleuse guerre de charité — afin que nous atteignions tous à cette paix que le Christ est venu instaurer » (S 290).
3. Implications pratiques de la sécularité
Cette compréhension de la sécularité est pleine de conséquences pratiques, sur lesquelles saint Josémaria attire l'attention à diverses reprises. Ainsi, la sécularité suppose : a) le respect des exigences propres aux réalités séculières ; b) construire la cité terrestre au coude à coude avec les autres hommes ; c) défendre la liberté personnelle (cf. QCP 184).
a) Les réalités séculières ont leur propre logique, redevable à la création, que le travail de l'homme, continuation de l'œuvre créatrice de Dieu, doit découvrir et respecter : « Lorsque, comme il en a le devoir, le chrétien travaille, il ne doit ni évincer ni faire fi des exigences propres à la nature. Si par "bénir les activités humaines" on entend les réduire à néant ou en diminuer l'efficacité, alors je me refuse à utiliser ces mots. En ce qui me concerne, je n'ai jamais aimé que les activités humaines courantes affichent, telle une enseigne postiche, un qualificatif confessionnel. Il me semble en effet, bien que je respecte l'opinion contraire, que c'est risquer d'utiliser inutilement le saint nom de notre foi, sans compter que l'étiquette de catholique a pu parfois justifier des attitudes et des opérations plutôt douteuses » (QCP 184).
b) La sécularité implique de participer à l'amour créateur de Dieu, en contribuant à la construction de la cité terrestre, en partageant de nobles efforts avec les autres citoyens : « Le Seigneur a voulu que nous qui sommes ses fils et qui avons reçu le don de la foi, nous manifestions notre vision optimiste et originale de la création, cet “amour du monde” qui est au cœur du christianisme. — Que jamais l’enthousiasme ne manque donc dans ton travail professionnel, ni dans tes efforts pour construire la cité temporelle » (F 703). « Votre vocation humaine est une partie, et une partie importante, de votre vocation divine » (QCP 46).
c) La sécularité suppose une prise de conscience profonde de la logique des affaires humaines, des principes auxquels elles obéissent, mais aussi de leur contingence, de leur autonomie et de leur mutabilité caractéristiques, qui conduisent à faire preuve d'un respect exquis de la liberté personnelle : « Ce n'est que dans la mesure où [le chrétien] défend la liberté personnelle des autres, avec sa conséquence qui est la responsabilité individuelle, qu'il pourra défendre la sienne avec une honnêteté humaine et chrétienne. Je le répète — et je ne cesserai de le répéter : le Seigneur nous a octroyé gratuitement un grand don surnaturel, la grâce divine, et un merveilleux présent humain, la liberté personnelle qui, pour ne pas se corrompre ni se transformer en licence, exige de nous une intégrité et un ferme engagement de refléter dans notre conduite la loi divine, parce que là où est l'Esprit de Dieu, là se trouve la liberté (2 Co 3,17) » (QCP 184).
4. Sécularité, « mentalité laïque » et « âme sacerdotale »
Tous les aspects ci-dessus constituent ce que saint Josémaria appelle parfois la « mentalité laïque ». On pourrait dire que cette expression désigne la façon spécifique pour le chrétien d'être dans le monde. Selon saint Josémaria, cette « mentalité laïque » chrétienne « conduit aux trois conclusions suivantes : être suffisamment honnête pour assumer sa responsabilité personnelle ; être suffisamment chrétien pour respecter les frères dans la foi, qui proposent, dans les matières de libre opinion, des solutions différentes de celles que défend chacun d'entre nous ; être suffisamment catholique pour ne pas se servir de notre Mère l'Église en la mêlant à des factions humaines » (Entretiens 117).
La mentalité laïque des hommes et des femmes qui vivent leur vocation chrétienne au milieu du monde est inséparable du combat pour défendre la liberté que le Christ nous a conquise - « la liberté des enfants de Dieu » (cf. Rm 8 : 21) -, et elle appelle à un exercice continu de discernement ou de critère, pour distinguer ce qui dans ce monde obéit au dessein de Dieu, et ce qui est le résultat d'un abandon des réalités terrestres à la logique du mondain, à la vanité du péché.
L'idéal chrétien consiste en grande partie à vivre et défendre la liberté, c’est un idéal qui engage et conduit à animer toutes les réalités humaines - famille, travail, amitié, culture, etc. - avec « l'âme sacerdotale » qui doit caractériser tout chrétien. On pourrait dire que ce couple de concepts – âme sacerdotale et mentalité laïque –, que saint Josémaria a toujours présenté unis, constitue le noyau de la sécularité comme mode spécifique de la vocation chrétienne. Car, en somme, la sécularité, comme manière de vivre la vocation chrétienne, signifie que, de la place qu'il occupe dans le monde, dans le respect de la logique des réalités terrestres, chacun s'efforce d'ordonner à la lumière de Dieu les diverses questions qui constituent la matière ordinaire de sa vie composant une unité de vie « simple et forte », qui conduit à surmonter tout dilemme possible entre prendre au sérieux les choses du monde et prendre Dieu au sérieux : « On ne peut séparer la religion de la vie, dans la pensée, ni dans la réalité quotidienne » (S 308)
La sécularité, en tant que manière chrétienne d'être dans le monde, dérivée du fait baptismal, définit un mode particulier de participation au règne du Christ (cf. LG, 36). Cette participation particulière au Royaume du Christ est propre aux fidèles laïcs, qui, pleinement engagés dans les réalités terrestres, s'efforcent de vivre et de défendre la liberté que le Christ leur a conquise - la liberté d'aimer Dieu par-dessus tout - sur deux fronts : le front de la vie intérieure, visant à faire de la primauté de Dieu une réalité dans leur vie propre, en étant « contemplatifs au milieu du monde », et, indissociablement - puisque la vie intérieure pousse à l'apostolat -, le front de la vie extérieure, qui se traduit par la « vibration » apostolique du chrétien dans des œuvres de service aux autres, tant au plan personnel que collectif.
Par conséquent, la sécularité exige, d'une part, une lutte intérieure exigeante qui conduit à incarner l'esprit chrétien et les vertus chrétiennes d'une manière cohérente avec la place que chacun occupe dans le monde, en tenant compte du fait que la sécularité entraine une manière particulière d'exercer toutes les vertus, que saint Josémaria a résumée en parlant de « naturel » (cf. IJC, pp. 9-64).
La sécularité conduit à insister sur les vertus humaines et civiles nécessaires pour se conduire dans le monde – travail, courage, amabilité, courtoisie, etc. –et définit une manière particulière de vivre les vertus typiquement chrétiennes, telles que la pauvreté, l'humilité, l'obéissance. Ainsi par exemple, saint Josémaria parle d'un « ascétisme souriant », d'un « esprit de pénitence » qui se manifeste surtout dans l'accomplissement plein d'abnégation de ses propres devoirs professionnels, familiaux, sociaux, dans le soin des petites choses comme autant de manifestations d'amour de Dieu. Et il enseigne que la pauvreté ne signifie pas renoncer à l'usage des biens nécessaires à l'accomplissement de son propre travail, mais vivre intérieurement détaché d'eux, les faire rendre pour qu'ils remplissent leur fonction, être économiquement responsable, etc. L'humilité ne signifie pas renoncer à ses droits propres ou à ses mérites légitimes, mais rapporter tout honneur reçu et toute réputation gagnée à la gloire de Dieu, etc.
En tout cas, une telle manière séculière de vivre les vertus n'implique aucune réduction de leur radicalité chrétienne : « il n’y a que deux façons de vivre sur terre : vivre une vie divine, en luttant pour plaire à Dieu ; ou vivre une vie animale, avec plus ou moins de teinture humaine » (AD 206 ; cf. AD 200). C'est-à-dire : les mêmes vertus humaines, avec leurs fins propres, doivent être assumées et formalisées en prenant en compte une fin supérieure - dans une perspective surnaturelle - avec un instinct surnaturel, qui, né du sens de la filiation divine, nourrit l'unité de vie. Ainsi, comme l'a noté Alvaro Del Portillo, en commentant l'esprit du fondateur de l'Opus Dei, la sécularité « est gâchée par l'embourgeoisement » (Lettre 28-XI-1982, n. 23, in Lettres de famille, II : AGP, Bibliothèque, P17).
« Ils sont multiples, les aspects du milieu séculier où vous évoluez, qu'éclairent ces vérités. Pensez, par exemple, à l'ensemble de vos activités en tant que citoyens dans la vie civile. Un homme qui sait que le monde — et non seulement l'Église — est son lieu de rencontre avec le Christ, aime ce monde, tâche d'acquérir une bonne préparation intellectuelle et professionnelle, établit en toute liberté ses propres jugements sur les problèmes du milieu où il évolue ; et, par conséquent, il prend ses propres décisions, lesquelles, parce qu'elles sont les décisions d'un chrétien, procèdent en outre d'une réflexion personnelle, qui tente humblement de saisir la volonté de Dieu dans les détails, petits et grands, de la vie » (Entretiens 116).
Le respect et l'amour de la liberté personnelle, des choix que chaque fidèle fait « dans les choses que Dieu a laissées, comme on a coutume de dire, à la libre discussion des hommes » (Entretiens 67), constitue l'une des manifestations les plus claires de la sécularité. Pour cette raison, saint Josémaria affirme également que « le fait d'être catholique n'implique pas que l'on forme un groupe, fût-ce dans l'ordre culturel ou idéologique et, a fortiori, dans l'ordre politique » (Entretiens 29). Ce qui nous unit en tant que chrétiens n'a pas à se traduire en unité dans ce qui est humainement contingent.
5. Sécularité et autonomie légitime des laïcs en matière temporelle
La sécularité exige aussi d'affirmer et de défendre la liberté et la responsabilité personnelle des fidèles chrétiens dans l'exercice de leurs droits et devoirs civiques, dans leurs choix économiques, temporels, professionnels, culturels, politiques, etc., étant sous-entendu que la responsabilité implique l'effort d'acquérir une formation chrétienne profonde, capable de guider l'exercice de leur profession et leurs actions quotidiennes dans tous les domaines.
Cette conception de la sécularité permet de comprendre pourquoi la manière de vivre le christianisme propre aux fidèles laïcs s'oppose à toute forme de « cléricalisme », que ce soit de la part des laïcs - quand, en attendant les directives du clergé, ils éludent leur propre responsabilité de travailleurs et citoyens dans les matières qui sont de leur compétence - ou que ce soit du côté des clercs - lorsqu'ils outrepassent leur mission, et instrumentalisent l'activité des laïcs.
Face à cela, saint Josémaria soutient l'autonomie nécessaire et légitime des laïcs, en soulignant « que l'existence, parmi les catholiques eux-mêmes, d'un authentique pluralisme de jugement et d'opinion dans les domaines que Dieu laisse à la libre discussion des hommes, ne s'oppose pas à l'ordonnance hiérarchique et à l'unité nécessaire du Peuple de Dieu, mais bien au contraire les fortifie et les défend contre les impuretés éventuelles » (Entretiens 12). « Vous jouissez de la plus entière liberté, avec la responsabilité personnelle qui en découle, d’intervenir comme bon vous semble dans les questions d’ordre politique, social, culturel, etc., sans autres limites que celles que le magistère de l’Église a fixées. La seule chose qui me préoccuperait, pour le bien de votre âme, ce serait que vous franchissiez ces limites, parce que vous auriez alors créé une nette opposition entre la foi que vous prétendez professer et vos œuvres, et alors je vous le ferais remarquer clairement » (AD 11).
En effet, défendre l'autonomie légitime des fidèles laïcs en matière temporelle ne signifie pas soustraire leurs actions aux enseignements du Magistère, mais indique plutôt que le chrétien est appelé à faire sienne la vérité de l'Évangile selon les enseignements du Magistère qui la définit et l'applique, en l'assimilant profondément et en la traduisant en œuvres par une action libre et responsable.
L'autonomie légitime des fidèles laïcs signifie, en somme, que leur mission dans le monde, leur participation au Royaume du Christ, « dépend de leur condition même de chrétiens, pas nécessairement d'un mandat de la hiérarchie, bien qu'ils doivent, évidemment, la remplir en union avec la hiérarchie ecclésiastique et selon les enseignements du magistère ; sans union avec le corps épiscopal et avec sa tête, le souverain pontife, il ne peut y avoir, pour un catholique, d'union avec le Christ. La façon spécifique pour les laïcs de contribuer à la sainteté et à l'apostolat de l'Église est l'action libre et responsable au sein des structures temporelles, en y portant le ferment du message chrétien. Le témoignage de vie chrétienne, la parole qui éclaire au nom de Dieu, et l'action responsable, de manière à servir les autres en contribuant à la solution des problèmes communs, voilà autant de manifestations de cette présence par laquelle le chrétien ordinaire accomplit sa mission divine » (Entretiens 59).
Il est clair que reconnaître la sécularité et, avec elle, l'autonomie légitime des laïcs dans leurs choix temporels n'a rien à voir avec l'étouffement des exigences évangéliques d'être sel et lumière du monde : « C’est en vertu de ta condition de citoyen courant, et très précisément de la “laïcité” qui est la tienne, ni plus ni moins grande que celle de tes collègues, que tu dois avoir le courage — bien coûteux quelquefois— de rendre ta foi “tangible” : que l’on voie tes bonnes œuvres et ce qui te pousse à agir » (F 723 ; cf. S 318).
Dans le texte précédent, le mot « laïcité » apparaît entre guillemets pour indiquer que cette dite « laïcité » ne désigne en réalité que la « mentalité laïque » dont nous parlions précédemment ; et, dans la prédication de saint Josémaria, cette « mentalité laïque » apparaît indéfectiblement liée à « l'âme sacerdotale » qui doit être une caractéristique de tout chrétien. On pourrait donc dire que – comme nous l'avons souligné précédemment – c'est la combinaison des deux aspects – âme sacerdotale et mentalité laïque – qui constitue en fin de compte sa conception de la sécularité, comme une manière spécifique de réaliser la vocation chrétienne au milieu du monde.
Thèmes connexes : Fidèles chrétiens ; Laïcs ; Liberté en matière temporelle ; Monde ; Naturel.
Bibliographie : AD 1-22, AD 23-38, AD 154-174 ; ECP 12-21, ECP 39-56 ; ECP 102-116, ECP 179-187 ; F 678-749, F 475-587 ; S 290-322, S 416-443, S 554-566 ; IJC, p. 9-64 ; Arturo CATTANEO “Anima sacerdotale e mentalità laicale. Il rilievo ecclesiologico di una espressione del Beato Josemaría Escrivá” Romana. Bolletino della Prelatura della Santa Croce et Opus Dei, 34 (2002), pp. 164-182 ; José Luis ILLANES, « Mission laïque, monde et sainteté », in Laïcat et sacerdoce, Pampelune, EUNSA, 2001, pp. 98-107 ID. « La sécularité comme élément spécifiant de la condition laïque », in Laïcat et sacerdoce, Pampelune, EUNSA, 2001, pp. 119-133 ID., « La sécularité comme attitude existentielle », in Existence chrétienne et monde. Jalons pour une réflexion théologique sur l'Opus Dei, Pampelune, EUNSA, 2003, pp. 133-154 ; Jorge MIRAS Fidèles dans le monde. La sécularité des fidèles laïcs, Pampelune, EUNSA, 2000 ; Fernando OCÁRIZ, « La vocation à l'Opus Dei comme vocation dans l'Église », in OIG, pp. 135-198.
[1] NdT : La plupart des traductions (AELF, Jérusalem, Crampon, Segond) emploient les termes « tous les hommes ». Il est intéressant de noter cependant que le mot latin « omnia » est un neutre pluriel qui ne peut se limiter aux seules personnes (il y aurait alors « omnes ») et suggère que le champ de l’attraction exercée par le Christ est immensément large et s’applique, comme saint Josémaria l’entendait, à toutes les choses créées, à toutes les activités humaines.