1. Mystique et vie chrétienne.
2. La mystique dans la vie et l'enseignement de saint Josémaria.
Le mot mystique a la même racine que mystère, et il est utilisé depuis l'Antiquité dans la tradition spirituelle et théologique pour désigner les mystères de Dieu, mais tels qu'ils sont "vécus" ou "expérimentés" par l'âme chrétienne, dans laquelle habite la Sainte Trinité elle-même. Le mot mystiquedésigne donc une réalité vitale pleine de richesse, de grandeur et de profondeur, mais en même temps obscure, secrète et cachée ; quelque chose de profondément intime et surnaturel, qui participe aux merveilles de Dieu, mais qui est sans bornes, incompréhensible et ineffable.
Les expressions mystique, vie mystique, expérience mystique, sont donc destinées à désigner les aspects et les éléments de la vie spirituelle chrétienne qui se réfèrent plus directement à la participation à la vie divine, à l'inhabitation de Dieu dans l'âme, à la transformation dans le Christ ; en bref, aux caractéristiques et aux expériences les plus intimes, les plus profondes, les plus élevées de la relation d'amour entre le chrétien et Dieu qui constitue l'essence de la vie spirituelle (cf. Sesé, 2006, pp. 671-677). Selon cette conception, il est clair que toute vie sainte comporte une forte composante mystique, et que, en particulier, saint Josémaria Escrivá de Balaguer peut être décrit comme un homme profondément mystique.
1. Mystique et vie chrétienne
Au cours de l'histoire de l'Église, la place que l'on peut attribuer à la mystique dans l'ensemble de la vie chrétienne n'a pas toujours été claire. Cela est dû en partie à la difficulté particulière de comprendre la mystique, et en partie aux influences plus ou moins intenses de certaines conceptions de la vie spirituelle à chaque époque, ou encore aux sensibilités différentes du peuple chrétien, des pasteurs et des théologiens aux questions mystiques, selon les circonstances historiques.
Il ne s’agit pas ici de présenter, même brièvement, une histoire de la mystique chrétienne, mais de rappeler, en particulier, que pendant les premières décennies du XXe siècle, c'est-à-dire pendant les années de formation de saint Josémaria, le début de son ministère sacerdotal, la fondation et le premier développement de l'Opus Dei, une intense controverse théologico-spirituelle prit corps, connue sous le nom de "question mystique". Un bon nombre de théologiens et de maîtres de la vie spirituelle, d'un grand prestige personnel et intellectuel, y ont débattu de la question de savoir si la mystique est une réalité ouverte à tous les chrétiens ou un don accordé par Dieu uniquement à quelques privilégiés ; ceci en approfondissant le concept de mystique en tant que tel (et d'autres concepts connexes, comme la contemplation), son histoire et les enseignements des grands maîtres classiques (cf. Belda-Sesé, 1998). Saint Josémaria n'a pas pris part à cette « dispute », mais il est raisonnable de penser qu'il en avait une bonne connaissance, et certaines de ses déclarations et enseignements, auxquels nous ferons référence plus loin, doivent être lus en tenant compte de cette connaissance.
En fait, la "question mystique" a beaucoup aidé au développement de la théologie spirituelle en général, et en particulier à clarifier la profondeur que peut atteindre la vie chrétienne d'une personne sainte. Avec le développement de la doctrine sur l'appel universel à la sainteté, qui a culminé au Concile Vatican II, et dont saint Josémaria est un pionnier, les principales conclusions de cette polémique théologique trouvent aujourd'hui leur cadre approprié et une clarification importante, même si la question reste sujette à de nouveaux approfondissements théologiques.
L'édition 2014 du Catéchisme de l'Église Catholique est particulièrement éclairante et synthétique lorsqu'il s'agit d'expliquer les idées actuellement acquises sur la dimension mystique de l'expérience chrétienne : « Le progrès spirituel tend à une union toujours plus intime avec le Christ. Cette union est dite "mystique" car elle participe du mystère du Christ à travers les sacrements – "les saints mystères" – et participe dans le Christ du mystère de la Sainte Trinité. Dieu nous appelle tous à cette union intime avec Lui, même si des grâces particulières ou des signes extraordinaires de cette vie mystique ne sont accordés qu'à certains, afin de manifester ainsi le don gratuit fait à tous ».
Dans le même ordre d'idées, mais avec un aperçu plus détaillé de certains aspects, la Lettre aux évêques de l’église Catholique sur quelques aspects de la méditation chrétienne – lettre Orationis formas de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi du 15 octobre 1989 –, dans son numéro 25, indique : « À propos de la mystique, on doit distinguer entre les dons du Saint-Esprit et les charismes accordés par Dieu d’une manière totalement libre. Les premiers sont quelque chose que tout chrétien peut raviver en soi par une intense vie de foi, d’espérance et de charité ; ainsi, grâce également à une sérieuse ascèse, il peut arriver à une certaine expérience de Dieu et des contenus de la foi. Quant aux charismes, saint Paul dit qu’ils sont surtout donnés en faveur de l’Église, des autres membres du Corps mystique du Christ (cf. 1 Co 12, 7). À ce propos, il faut rappeler d’abord que les charismes ne peuvent pas être identifiés avec des dons extraordinaires ("mystiques") (cf. Rm 12, 3-21), ensuite que la distinction entre les "dons du Saint-Esprit" et les "charismes" peut être souple. Il est certain que, dans le cadre néotestamentaire, un charisme fécond pour l’Église ne peut être exercé sans un degré déterminé de perfection personnelle, et que, d’autre part, tout chrétien "vivant" possède un devoir particulier (et en ce sens, un "charisme") pour "l’édification du Corps du Christ" (cf. Ep 4, 15-16), en communion avec la hiérarchie, à laquelle « il revient spécialement de ne pas éteindre l’Esprit, mais de tout examiner pour retenir ce qui est bon » (Lumen Gentium, no 12) ».
Il semble donc que l'on puisse distinguer trois types de dons mystiques : la mystique "ordinaire", accessible à tous, comme fruit des vertus et des dons de l'Esprit Saint, et qui entre dans l'ordre de la sanctification personnelle ; la mystique "spéciale" ou "particulière", fruit de charismes spécifiques accordés par Dieu à certains chrétiens, selon leur vocation particulière dans l'Église, et qui sont accordés précisément au service de l'Église elle-même et des âmes, et non pour leur propre profit, même s'ils se fondent sur la sainteté personnelle ; et une mystique "extraordinaire", avec des dons qui enfreignent la plupart du temps les lois de la nature, et que Dieu accorde à des personnes bien précises comme un signe clair et frappant de la grandeur de la sainteté chrétienne à laquelle nous sommes tous appelés, ou de l'un de ses aspects les plus importants.
2. La mystique dans la vie et l'enseignement de saint Josémaria
Il est amplement démontré que saint Josémaria Escrivá a reçu personnellement des dons mystiques extraordinaires : notamment un bon nombre de locutions divines, "sans bruit de paroles" (comme il le disait lui-même), mais d'origine clairement surnaturelle, et d'une grande intensité, avec des lumières nouvelles pour son esprit, et de fortes impulsions pour son cœur et son travail apostolique. À propos de ces dons, il est significatif de noter qu'en plus d'être très intimes et personnels, et étroitement liés à l'évolution spirituelle de son âme, ils ont toujours eu une forte signification théologico-spirituelle en relation avec l'esprit et la réalité vivante de l'Opus Dei et avec le message que saint Josémaria était appelé à transmettre.
Saint Josémaria a beaucoup insisté sur le caractère ordinaire de la vie des membres de l'Opus Dei et, en général, de tous les chrétiens courants auxquels il s'adressait principalement. Pour cette raison, il ne parlait guère de ces phénomènes extraordinaires, et la plupart d'entre eux ne furent connus qu'après sa mort ; mais contemplés et analysés à cette époque, ils apparaissent clairement comme des signes "extraordinaires" de réalités spirituelles "ordinaires", des signes accordés au fondateur de l'Opus Dei pour qu'ils soient profondément gravés dans son âme et qu'il puisse transmettre avec force et pleine clarté des aspects de l'expérience chrétienne qui puissent être offerts et enseignés aux chrétiens ordinaires. Il suffit de rappeler deux exemples significatifs : la locution Abba !, Pater ! et son rapport avec le caractère central de la filiation divine dans la spiritualité de l'Opus Dei et dans la vie chrétienne en général (cf. AVP, I, pp. 388-392) ; et la locution et ego si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad me ipsum (Quand Je serai élevé au-dessus de la terre, J'attirerai toutes choses à Moi), pour indiquer que les chrétiens doivent porter le Christ, à travers leurs vies, dans toutes les activités humaines (cf. ibidem, pp. 380-382).
Il est vrai, cependant, que saint Josémaria a également reçu des dons mystiques personnels, particulièrement intenses, profonds et globaux. Certains étaient liés à l'esprit de décision et à la fermeté nécessaires pour surmonter les difficultés qu'il a dû affronter dans sa mission de fondateur de l'Opus Dei. D'autres se rapportent à son travail de maître de vie chrétienne qui devait contribuer à la proclamation claire de l'appel universel à la sainteté, de la valeur divine du travail, etc. Il répondait au Seigneur en mettant à son service les dons naturels et surnaturels qu'il avait reçus, faisant en sorte à servir l'Église et les âmes.
Enfin, il faut souligner que saint Josémaria a été un "grand mystique de la mystique ordinaire", pour employer une expression un peu forcée, mais nécessaire, nous semble-t-il, pour tenter de résumer son principal apport doctrinal dans ce domaine. En effet, ce que la "question mystique" mentionnée plus haut abordait d'un point de vue plutôt théorique, saint Josémaria Escrivá de Balaguer, à la même époque, le vivait personnellement et l'enseignait à de nombreux fidèles d'un point de vue pratique, bien que non dépourvu d'une grande profondeur théologique : une mystique ouverte à tous, sans cesser d'être une vraie mystique.
Contentons-nous de rappeler deux textes clés. Le premier appartient à l'homélie Vers la sainteté et il a un caractère autobiographique ; il présente, en outre, des similarités avec d'autres descriptions "progressives", classiques du développement de la vie spirituelle, par exemple celle des Demeuresde Sainte Thérèse d’Avila. Après avoir montré que le chemin vers la sainteté est un "chemin de prière", saint Josémaria s'attarde particulièrement sur la prière contemplative propre au chrétien vivant au milieu du monde, et affirme dans un long passage, mais qu'il est bon de citer presque intégralement : « Notre cœur a besoin alors de distinguer et d’adorer chacune des Personnes divines. L’âme fait en quelque sorte une découverte dans la vie surnaturelle, comme une créature qui ouvre peu à peu les yeux à l’existence. Et elle amorce un dialogue d’amour avec le Père, avec le Fils et avec l’Esprit Saint ; et elle se soumet facilement à l’activité du Paraclet vivificateur, qui se donne à nous sans que nous le méritions : ce sont les dons et les vertus surnaturelles ! » (AD 306).
La description offerte par saint Josémaria va, à notre avis, dans le sens de la "mystique ordinaire" dont nous avons parlé précédemment, comme le confirment les paragraphes suivants : « Nous avons couru comme le cerf, qui languit après l’eau vive (Ps 41 [Vg 40], 2) ; assoiffés, secs, la bouche en feu. Nous voulons boire à cette source d’eau vive. Sans rien faire d’extraordinaire, nous évoluons tout au long du jour dans cette abondante et limpide source aux eaux fraîches qui jaillissent jusqu’à la Vie éternelle(cf. Jn 4, 14). Les mots deviennent inutiles, parce que la langue n’arrive pas à s’exprimer. Alors le raisonnement se tait. On ne discourt plus : on se regarde ! Et l’âme se met encore une fois à chanter un chant nouveau, parce qu’elle se sent et se sait aussi sous le regard aimant de Dieu, à tout instant. Je ne parle pas de situations extraordinaires. C’est, ce peut très bien être, ce qui arrive d’ordinaire en notre âme : une folie d’amour qui, sans spectacle, sans excentricités, nous apprend à souffrir et à vivre, parce que Dieu nous accorde la Sagesse. Quelle sérénité, quelle paix alors, une fois engagés sur le chemin resserré qui mène à la vie ! (Mt 7, 14) » (AD 307). Et il ajoute : « Ascétique ? Mystique ? Je ne saurais le dire. Que ce soit de l’ascétique ou de la mystique, qu’est-ce que cela peut bien faire ? C’est une faveur de Dieu. Si tu t’efforces de méditer, le Seigneur ne te refusera pas son assistance. Foi et œuvres de foi : des œuvres, parce que le Seigneur – tu as pu le constater depuis le début et je l’ai souligné en son temps – est de plus en plus exigeant. C’est déjà de la contemplation et c’est l’union : telle doit être la vie de beaucoup de chrétiens, bien qu’ils ne s’en soient même pas rendu compte, chacun parcourant son propre chemin spirituel, il y en a une infinité, au milieu des occupations du monde. Une prière et une conduite qui ne nous écartent pas de nos activités habituelles, qui nous conduisent au Seigneur à travers ces nobles préoccupations terrestres. En élevant toute cette activité vers le Seigneur, la créature divinise le monde » (AD 308).
Dans le dernier paragraphe que nous venons de citer, l'auteur évite clairement d'entrer dans des polémiques théologiques ou de recourir à une nomenclature technique. L'apogée de ces polémiques est passée. Quoi qu'il en soit, nous pouvons affirmer que saint Josémaria, bien qu'il évite d'entrer dans des détails qui pourraient donner lieu à des débats, parle de mystique dans son sens propre. Des expressions telles que "c'est la miséricorde de Dieu", "contemplation et union", "les mots sont superflus", "l'esprit est apaisé", "on ne discourt pas, on regarde", sont très significatives. En outre, il exprime de manière vivante l'étroite relation entre ascétique et mystique, inséparable de toute vie spirituelle chrétienne authentique : « si tu t’efforces de méditer, le Seigneur ne te refusera pas son assistance ».
Cette relation est également exprimée, à mon avis, dans le deuxième texte que je souhaite citer, le point 39 de Forge, également plein de profondes résonances de mysticisme classique (l'aigle, le vol, le soleil, etc.) : « Je me considère comme un pauvre oisillon, habitué à ne voler que d’arbre en arbre, ou tout au plus jusqu’au balcon d’un troisième étage... Or voici qu’au cours de sa vie ce petit oiseau a trouvé un jour suffisamment d’énergie, pour arriver jusqu’au toit d’une maison d’une hauteur modeste, qui n’avait rien d’un gratte-ciel... Mais soudain notre oiseau est emporté par un aigle, qui l’a pris à tort pour un petit de sa race. Et, entre ses serres puissantes, le petit oiseau monte haut, très haut, au-dessus des montagnes de la terre et des sommets enneigés, au-dessus des nuages blancs, bleus et roses, plus haut encore, jusqu’à pouvoir regarder le soleil en face... Alors l’aigle, lâchant le petit oiseau, lui dit : Vas-y ! Envole-toi ! — Seigneur, je ne veux plus voler au ras du sol ! Que m’illuminent toujours les rayons du Soleil divin – le Christ – dans l’Eucharistie ! Fais que mon vol ne s’interrompe pas, tant que je n’aurai pas trouvé le repos en ton Cœur ! »
La référence spécifique à l'Eucharistie, Sacrement – Mystère – par excellence, est essentielle dans cette description d'une vie mystique authentique. À côté de cela, les allusions claires à la nécessité d'un effort personnel, à la fois ordinaire et héroïque (ascétique), à l'intervention divine inattendue et radicale, à la "hauteur" de cette expérience mystique, à la liberté dont l'âme continue à jouir ("va, vole !"), ainsi qu'à la docilité totale à l'action divine, etc., tout ceci constitue des aspects de la mystique décrits par les saints et les maîtres de tous les temps.
En définitive, saint Josémaria, conformément à son message d'ouverture de la sainteté à tous les chrétiens sans exception, a également ouvert les voies de la mystique : une mystique comprise dans son sens le plus "ordinaire" et le plus commun, mais pas pour autant moins "mystique", moins élevé, moins profond et moins radical. Par sa vie et son enseignement, il a réussi à purifier le concept de "mystique" des dangers d'un accent excessif porté sur l'extraordinaire ou sur des questions minutieuses pour les diverses écoles de pensée, sans lui enlever un iota de sa grandeur : la grandeur, rien de moins, d'une vie d'amour, de communion et d'intimité avec le Dieu Un et Trine.
Thèmes connexes : Contemplation ; Contemplatifs au milieu du monde ; Prière ; Sainteté.
Bibliographie :Manuel Belda, “Contemplativos en medio del mundo” Romana. Boletín de la Prelatura de la Santa Cruz y Opus Dei, 27 (1998), pp. 326-340; Manuel Belda - Javier Sesé La “cuestión mística”. Estudio histórico-teológico de una controversia, Pamplona, EUNSA, 1998; Javier Sesé, “Mística”, en César Izquierdo (dir.) - Jutta Burgraff - Félix María Arocena Diccionario de Teología, Pamplona, EUNSA, 2006, pp. 671-677.