FONDATION DE L’OPUS DEI

1. Une mission fondationnelle. 2. La fondation de l’Opus Dei : événements clés. 3. Épilogue : fin de l’étape fondationnelle et début de l’étape de la continuité.

1. Une mission fondationnelle.
2. La fondation de l’Opus Dei : événements clés.

3. Épilogue : fin de l’étape fondationnelle et début de l’étape de la continuité
.


Saint Jean-Paul II, dans la Constitution Apostolique Ut sit affirme solennellement que saint Josémaria Escrivá de Balaguer a fondé l’Opus Dei, par inspiration divine – « divina ductus inspiratione » – le 2 octobre 1928, à Madrid, et qu’à partir de cette date, il s’est efforcé de mettre en pratique la doctrine de l’appel universel à la sainteté et de promouvoir parmi toutes les classes sociales la sanctification du travail professionnel et au moyen de ce travail (cf. Jean-Paul II, Const. Ap. Ut sit, 28-XI-1982 : AAS 75 [1983], pp. 423-425). L’origine historique de l’Opus Dei n’est pas attribuable à une action humaine réfléchie, mais à l’irruption imprévue d’une lumière et d’une impulsion fondationnelle sur la personne de ce jeune prêtre – saint Josémaria avait vingt-six ans – appelé par Dieu à en être le fondateur. En plus du jour exact, le lieu de cet événement est également connu : Saint Josémaria était en train d’effectuer une retraite spirituelle de plusieurs jours – le droit canonique exigeait que les prêtres diocésains le fissent tous les trois ans – dans la maison centrale des PP Paules à Madrid, située dans la rue García de Paredes. Les récits biographiques – qui sont par essence de purs échos, à ce stade, des documents autobiographiques conservés – s’étendent sur la narration des circonstances ayant précédé et suivi ce moment (cf., par exemple, Bernal, 1976, pp. 109-116 ; Gondrand, 1984, p. 50 à 53 ; Berglar, 1987, p. 67 à 75 ; Sastre, 1989, p. 90 à 99 ; AVP, I, p. 113 à 120).

De ces récits, il convient de souligner comme une caractéristique clé du début historique de l’Opus Dei son imprévisibilité absolue. Josémaría Escrivá de Balaguer ne sait pas jusqu’à ce jour ce que Dieu lui demande, même s’il sait qu’Il veut quelque chose au sujet de laquelle il est dans une attente vigilante depuis des années. Dès l’âge de seize ans, il cultive une attitude que l’on pourrait appeler vocationnelle (il l’appelait : les « pressentiments ») de disponibilité à ce que Dieu veut pour sa vie mais qu’Il ne lui a pas encore montré. De l’âge de seize à vingt-six ans, il vit dans une attente active, pleine d’événements, qui orientent sa vie dans une direction claire – le sacerdoce – bien que son but ultime soit inconnu.

Saint Josémaria a souligné à plusieurs reprises qu’avant le 2 octobre 1928, il n’avait jamais pensé à fonder quoi que ce soit. Ses témoignages sont éloquents – comme le recueille, avec des textes de saint Josémaria, Mgr Álvaro Del Portillo (cf. Del Portillo, 1992, pp. 26-33) ; nous lisons à la p. 33 : « Le Seigneur m’a traité comme un enfant : si, quand j’ai reçu ma mission, j’avais réalisé ce qui allait me tomber dessus, je serais mort. Cela ne m’intéressait pas d’être fondateur de quoi que ce soit. (...) Le Seigneur, qui joue avec les âmes comme un père avec ses enfants tout petits – ludens coram eo omni tempore, ludens in orbe terrarum (Pr 8, 30-31) – voyant au commencement ma résistance et mon travail, enthousiaste et faible en même temps, m’a permis d’avoir l’humilité apparente de penser – sans aucun fondement – qu’il pouvait y avoir des institutions dans le monde qui ne différaient pas de ce que Dieu m’avait demandé. C’était une lâcheté déraisonnable, la lâcheté du confort, et en même temps une confirmation que je n’étais pas intéressé, mes enfants, à être fondateur de quoi que ce soit » :Lettre 14-IX-1951 no 3 : AGP, série A.3, 93-3-2).

Ce sont des mots explicites exprimant en même temps l’ignorance de ce qui allait être sa tâche fondationnelle historique et l’affirmation que l’Opus Dei n’était pas né de sa volonté, mais de la Volonté de Dieu. Dans une autre de ses Lettres, nous trouvons les paroles suivantes : « Avec cette répugnance pour les fondations, malgré d’abondantes raisons de certitude pour fonder l’Œuvre, j’ai résisté autant que j’ai pu : que me serve d’excuse devant Dieu Notre Seigneur le fait réel que depuis le 2 octobre 1928, au milieu de ma lutte intérieure, j’ai travaillé pour accomplir la Sainte Volonté de Dieu, en commençant le travail apostolique de l’Œuvre » (Lettre 9-I-1932, no 84 : AGP, série A.3, 91-3-1). « Tout est de Lui et rien de moi » lit-on dans cette même lettre, et de cette évidence émergent de nombreuses autres déclarations d’une teneur similaire qui sont d’un grand intérêt historico-biographique. Par exemple, celle-ci : « L’Œuvre de Dieu n’a pas été imaginée par un homme (...). Il y a de nombreuses années, le Seigneur l’a inspirée à un instrument inepte et sourd qui l’a vue pour la première fois le jour des Saints Anges Gardiens, le deux octobre mille neuf cent vingt-huit » (Instruction 19-III-1934, nos 6-7 : AGP, série A.3, 90-1-1).

Dans ce fait de « voir » l’Œuvre de Dieu – le verbe « voir » est celui que saint Josémaria a utilisé pour illustrer le fait fondationnel – se trouve exprimé le moment précis où il a connu et embrassé dans son âme la volonté concrète de Dieu : c’est-à-dire le début du chemin de l’Opus Dei sur terre.

1. Une mission fondationnelle

Les deux principales caractéristiques de la figure historico-ecclésiale de saint Josémaria sont sa condition d’initiateur d’un nouveau chemin de sanctification dans l’Église et, en même temps, sa qualité de maître de vie chrétienne, de porteur et de transmetteur de ce nouveau chemin pour suivre le Christ et rechercher la sainteté. Les deux caractéristiques sont inséparables et s’exigent l’une l’autre ; et donc mettre l’une en évidence demande de prêter attention à l’autre en même temps. En ce sens, la figure et l’enseignement de saint Josémaria doivent être étudiés dans le contexte de la mission que Dieu lui a confiée et à la lumière des dons charismatiques attachés à cette mission.

Il faut donc veiller à éviter toute séparation entre sa personne et l’accomplissement de l’œuvre à laquelle il a été appelé. À partir du 2 octobre 1928, ce jeune prêtre a su qu’il était choisi par Dieu pour accomplir une mission spécifique au service de l’Église et, dès lors, la conscience de la mission informe constamment sa vie et ses œuvres.

D’un point de vue conceptuel, la notion de « mission fondationnelle » comprend des notes de singularité et de spécificité. Car il n’y a pas de vocation générique de fondateur mais des appels personnels de Dieu à accomplir des tâches fondationnelles concrètes qui viennent accompagnées des lumières et des dons nécessaires pour en rendre capable la personne appelée. Un tel apport de grâces est généralement appelé « charisme fondationnel », ou peut-être mieux « charisme de fondateur ».

Le charisme de fondateur a trois dimensions ou caractéristiques qui se distinguent dans la vie et les œuvres de ses récipiendaires, comme c’est évidemment le cas pour Saint-Josémaria qui nous occupe de plus près :

a) Dimension pneumatologique

Un fondateur est une personne suscitée et mue par Dieu par son Esprit par lequel il se laisse guider en se mettant pleinement à sa disposition. Il est conscient de se voir simplement comme un instrument, mais aussi d’être quelqu’un qui doit accomplir à la première personne la tâche qui lui est confiée et dont il se laisse pénétrer pleinement. Et ainsi, en effet, l’existence quotidienne de saint Josémaria est marquée par des moments forts et des lumières inattendues à travers lesquelles s’établit le rythme particulier de la fondation, « au pas de Dieu ». Ce « tempo » divin est plein de significations théologiques, spirituelles et pastorales. C’est Dieu qui pose les fondations, distingue les étapes et fixe les objectifs de chaque instant. « En effet, tous ceux qui se laissent conduire par l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu » (Rm 8, 14), enseigne saint Paul, et le jeune fondateur fait l’expérience que l’Esprit Saint l’emmène là où Dieu le veut, éveillant dans son âme un profond sentiment de filiation. Et il se laisse conduire avec la docilité d’un petit enfant. « Avez-vous vu comment un petit garçon joue avec son père ? L’enfant a des chutes de bois, de différentes formes et couleurs... Et son père lui dit : mets celle-ci ici, et cette autre : là, et la rouge : là plus loin ... Et à la fin, un château ! C’est ainsi, mes enfants, c’est ainsi que je vois que le Seigneur m’a mené ludens coram eo omni tempore : ludens in orbe terrarum (Pr 8,30-31), comme dans un jeu divin » (Lettre 25-I-1961, no 2 : AGP, série A.3, 94-2-2).

b) Dimension christologique

L’inspiration de l’Esprit Saint chez un fondateur a pour objet premier le mystère du Christ, et elle octroie une compréhension singulière d’un des aspects révélés autour duquel le fondateur construit – avec les grâces reçues – son œuvre et développe son enseignement. L’accentuation de cet aspect ou de cette perspective particulière ne doit pas être considérée comme une limitation : le particulier devient la clé de la compréhension du Christ et de l’adhésion à sa Personne et à tout son mystère global, et est un guide et un critère pour le développement d’un certain service dans l’Église. Dans l’esprit fondationnel de saint Josémaria est fortement présent, en particulier, le mystère de l’agir humain de Jésus, saint et sanctifiant, pendant ses années à Nazareth : « Nous sommes venus ramener l'attention sur l'exemple de Jésus qui, pendant trente années, à Nazareth, n'a cessé de travailler, de pratiquer un métier » (Entretiens 55). Et depuis cette perspective particulière et profonde, il exprime son enseignement sur l’existence chrétienne ; par exemple, avec ces mots : « Nous imitons la vie cachée de Jésus-Christ et, par conséquent, portant en nous une grande lumière, un levain de nouveauté féconde, sans bizarreries – parce que nous ne sommes pas appelés au spectacle – nous cherchons à sanctifier la vie ordinaire : travail, amitié, famille, nobles soucis du monde, construction de la société temporelle... » (Lettre 6-V-1945, no 10 : AGP, série A.3, 92-4-2). Dans cette lumière, le message fondateur de saint Josémaria et l’expérience spirituelle qui l’accompagne manifestent une nouveauté singulière dans la manière de comprendre le sens de l’existence du « chrétien ordinaire » et son enracinement dans le mystère du Rédempteur, qui l’amène à contempler le sens divin de sa vie quotidienne (alter Christus, ipse Christus) avec une clairvoyance particulière.

c) Dimension ecclésiologique

Dieu, en se servant de la personne appelée à ouvrir dans l’Église un nouveau chemin de sanctification, veut donner vie à un organisme social, une institution qui concourt à la réalisation de son plan de salut. Le fondateur est appelé à l’initier, à l’encourager et à la soutenir afin qu’elle serve d’instrument de sanctification et d’évangélisation et contribue à l’accomplissement de la mission salvifique de l’Église. Certaines missions fondationnelles, comme celle de saint Josémaria, apportent avec elles une nouveauté singulière, car avec leur développement, Dieu veut revitaliser et rajeunir sous certains aspects l’existence chrétienne. Saint Josémaria fait constamment allusion, directement ou implicitement, à la nature et au but propres à l’Opus Dei, à son enracinement dans la mission de l’Église, en particulier dans le contexte de la description de la vocation-mission chrétienne de ses membres. Cette question – qui est traitée dans divers articles de ce dictionnaire – est évoquée, par exemple, avec ces mots : « Quand Dieu notre Seigneur, le 2 octobre 1928, a suscité son Œuvre dans le Saint Corps de l’Église, il lui a donné un but spécifique et avec lui un esprit particulier et la manière apostolique de travailler qui lui est propre » (Lettre 15-VIII-1953, no 6 : AGP, série A.3, 93-4-2).

2. La fondation de l’Opus Dei : événements clés

L’intervention de Dieu dans la vie des fondateurs prend des modalités différentes chez chaque personne. Dans certains cas il s’agit d’une inspiration directe ou immédiate, une grâce d’ordre mystique par laquelle Dieu manifeste d’une manière claire et en même temps pas complètement définie – sans en faire connaître tous les détails – le plan qu’il veut réaliser à travers le fondateur. Ce genre d’inspiration peut se présenter comme une vision intellectuelle ou sensible, une illumination intérieure, un mouvement spirituel. D’autres fois ce sera une intervention divine qui s’accomplit non par des phénomènes de type mystique mais par une inspiration indirecte liée, par exemple, à certaines circonstances de nature biographique, ou à certains faits historiques, sociaux, etc. (cf. Ciardi, 1982, passim).

Dans le premier cas – c’est celui de l’inspiration fondationnelle reçue par saint Josémaria – il est fréquent que le fondateur décrive son expérience en termes de lumière, lumières intellectuelles, locution intérieure, vision, intuition, contemplation. Mais ce moment d’illumination, facilement individualisable dans la clarté de l’initiative divine, n’est pas quelque chose d’isolé du reste de l’existence du fondateur et fait généralement partie d’un parcours avec un avant et un après. Il y a une phase de préparation et une phase de réalisation successive.

La phase préparatoire comprend une croissance progressive dans la vie spirituelle, une vie d’intimité particulière avec Dieu, et une préparation en fonction du charisme et de la mission qui seront confiés au fondateur ; cette mission est progressivement préparée par l’œuvre de la grâce à travers les lumières intérieures, les dons divers et les circonstances extérieures, et ce n’est qu’alors que viendra le moment de l’illumination fondationnelle. Saint Josémaria parlait, en particulier, de son « temps des pressentiments » comme d’un temps plein de grâces singulières qui le conduisaient comme par la main vers ce que Dieu voulait et qu’il ne connaissait pas. Il a commencé à éprouver au cours de ces années « une soif insatiable de Dieu » (AGP, P01, 1975, p. 103). Beaucoup plus tard il se souviendra comment, à travers « des choses apparemment innocentes dont [le Seigneur] se servait pour mettre dans mon âme cette inquiétude divine » (Méditation, 14-II-1964 : AGP, P09, p. 72), il a été doucement poussé par la grâce « à la communion quotidienne, à la purification, à la confession... et à la pénitence » (ibid.). Avec le temps et l’évolution des événements, la référence constante à Dieu va s’intensifier à mesure que l’expérience de son amour providentiel deviendra de plus en plus vivante. Mais le temps de préparation n’est que cela : une période qui acquiert son vrai sens à la lumière du moment déterminant auquel elle tend.

L’inspiration fondationnelle – la fondation elle-même – sera le début d’un processus qui mènera à la réalisation de la mission confiée, à travers des phases successives. Ce n’est pas un plan détaillé très concrètement : si l’illumination est puissante, ses contours sont aussi obscurs ; le fondateur parle généralement dans ce sens de son « ignorance », de son « aveuglement ». Viendront alors non seulement ses expériences dans la mise en œuvre de ce que Dieu lui a demandé, mais aussi les interventions divines ultérieures de nature illuminative qui confirment l’inspiration reçue et poussent à la réaliser en en précisant les profils et en aidant à en développer le contenu, comme on le voit, par exemple, dans certains mots de saint Josémaria se référant à novembre 1929, quand, après une période qu’il appelle lui-même le « silence du Seigneur », il parlera de la « reprise de ce courant spirituel d’inspiration divine avec lequel se précisait et se déterminait ce que Lui voulait » (Notes intimes, no 179 : AVP, I, p. 320).

a) Le fait fondationnel du 2 octobre 1928

Comme dit plus haut, le 2 octobre 1928, saint Josémaria a reçu, une fois pour toutes, le charisme fondationnel, et l’Opus Dei a été fondé. Les autres moments fondationnels forts qui viendront après celui-ci, comme nous le verrons, font référence de façon médiate ou immédiate, explicite ou implicite, à ce moment unique, original et constitutif. C’est, respectivement, le moment initial du travail apostolique avec les femmes qui date du 14 février 1930, et le moment initial de la Société Sacerdotale de la Sainte-Croix qui se révèle le 14 février 1943. Dans l’âme de saint Josémaria, ces deux dates, toujours dans la lumière fondationnelle et indélébile du 2 octobre, sont comme le mémorial de deux moments intenses de ce « passage » divin et résolu de Dieu dans l’Œuvre. Avec ces nouvelles illuminations les horizons de la mission et de la fondation elle-même deviendront de plus en plus clairs (pour ce paragraphe et ceux qui suivent, cf.Aranda, 2002, passim).

Le récit le plus complet disponible des événements du 2 octobre 1928, et par conséquent de l’événement fondationnel, est contenu dans le passage autobiographique suivant : « (2 octobre 1931) Jour des Saints Anges Gardiens, Veille de Sainte Thérèse : Aujourd’hui cela fait trois ans que, dans le couvent des PP Paules, j’ai rassemblé en les triant les notes éparses que j’avais prises jusque-là (j’ai reçu l’illumination sur toute l’Œuvre, en lisant ces papiers. Ému, je me suis agenouillé – j’étais seul dans ma chambre, entre une causerie et une autre – j’ai rendu grâces au Seigneur, et je me souviens avec émotion de la sonnerie des cloches de la paroisse de Notre Dame des Anges) ; à partir de ce jour, l’âne galeux réalisa le beau et lourd fardeau que le Seigneur, dans sa bonté inexplicable, avait placé sur son dos. Ce jour-là, le Seigneur a fondé son Œuvre : depuis lors, j’ai commencé à m’occuper d’âmes de laïcs, étudiants ou non, mais jeunes. Et à former des groupes. Et à prier et faire prier. Et à souffrir... toujours sans aucune hésitation, même si moi, je ne voulais pas ! » (Notes intimes, no 306 : cité et commenté dans AVP, I, pp. 293, 302 et 316).

Le passage, comme on peut le voir, offre quatre traits intéressants : 1) Le premier apparaît dans les mots : « [aujourd’hui] il y a trois ans » qui se réfèrent, comme il est évident, à la date de fondation et nous permettent de comprendre l’importance de cette précision chronologique dans la conscience de saint Josémaria qui fera constamment allusion à cette date au cours de sa vie. 2) Le second est un point d’une grande importance : « [J’ai reçu l’illumination] sur toute l’Œuvre [en lisant ces papiers] ». « Sur toute l’Œuvre » : à travers « l’illumination » mentionnée dans le texte, on peut comprendre que saint Josémaria a commencé à voir quelque chose qui, d’une certaine manière, était déjà là devant ses yeux mais qu’il n’avait pas perçu jusque-là. C’est ce qu’il veut souligner lorsqu’il écrit cette phrase ; le terme « illumination » (« illumination sur toute l’Œuvre ») s’applique aussi littéralement à lui-même. L’objet de cette « illumination » surnaturelle inattendue était « toute l’Œuvre ». Dans l’illumination fondatrice du deux octobre dix-neuf vingt-huit, il la voit « pour la première fois » comme quelque chose que Dieu lui confie : sa mission. 3) Le troisième trait du texte se lit comme suit : « [à partir de ce jour, l’âne galeux] réalisa [le beau et lourd fardeau...] ». Cette prise de conscience implique non seulement de comprendre la tâche que Dieu lui confie, mais aussi de l’assumer comme quelque chose que Dieu commande : accepter l’Œuvre qui lui est montrée comme une charge à accomplir. 4) Le quatrième trait s’exprime par : « Je ne voulais pas ! » Ici sont mis en relief les deux derniers mots du paragraphe qui manifestent la résistance intime de saint Josémaria à être un fondateur et, plus encore, à ce que d’autres le prissent pour tel.

Cette réticence à s’accepter et à être considéré comme un fondateur a duré un certain temps. Divers textes de saint Josémaria – certains ont déjà été cités au début de cet article – rendent compte du fait et de ses clés d’interprétation. En voici un autre exemple : « J’ai été lâche. J’avais peur de la croix que le Seigneur m’avait mise sur les épaules. Et, avec une fausse humilité, alors que je travaillais à la recherche des premières âmes, des premières vocations, et que je les formais, je me disais : il y a assez de fondations, pourquoi en faudrait-il d’autres ? Est-ce que je ne vais pas trouver dans le monde quelque chose de déjà fait qui sera ce que veut le Seigneur ? S’il cela existe, il vaut mieux y aller, y être un simple soldat, que de fonder, ce qui peut être de l’orgueil » (Notes intimes, n. 1870 : AVP, I, p. 317). Ici, nous voyons clairement énoncée la racine spirituelle de la réticence à fonder (la peur d’être trompé par l’orgueil, la peur filiale d’offenser Dieu) à laquelle une vive attitude personnelle de rejet vis-à-vis de la promotion de nouvelles fondations doit être associée. C’étaient des attitudes que Dieu permettait et qu’Il allait utiliser pour faire l’Œuvre à sa manière. Mais en même temps, même au milieu de cette résistance intérieure, il s’est mis à travailler sans relâche sur ce que Dieu lui demandait.

b) La vision intellectuelle du 14 février 1930

Si, le 2 octobre saint Josémaria avait vu « toute l’Œuvre », à partir du 14 février 1930 lui sont offertes des perspectives de l’être intime de l’Œuvre, de sa nature et de sa finalité apostolique qu’il n’avait pas saisies auparavant. Pour mieux comprendre cela, il convient de retranscrire quelques-unes des paroles adressées plus tard aux femmes de l’Opus Dei : « Je pensais qu’à l’Opus Dei il n’y aurait que des hommes. Ce n’est pas que je n’aimais pas les femmes – j’aime beaucoup la Mère de Dieu ; J’aime ma mère et la vôtre ; J’aime toutes mes filles, qui sont une bénédiction de Dieu dans le monde entier, mais avant le 14 février 1930, je ne savais rien de votre existence dans l’Opus Dei bien que le désir d’accomplir en tout la Volonté de Dieu battait dans mon cœur. Et quand j’ai fini de célébrer la Sainte Messe ce jour-là, j’ai alors su que le Seigneur voulait la Section féminine » (Notes prises lors d’une réunion, 11-VII-1974 : AGP, P01, 1980, p. 136).

Nous avons un texte dans lequel saint Josémaria raconte le début de cette nouvelle étape fondatrice, cette nouvelle illumination que Dieu a placée dans son âme. « Peu de temps s’est écoulé : le 14 février 1930, je célébrais la messe dans la chapelle de la vieille marquise d’Onteiro, mère de Luz Casanova, que j’assistais spirituellement alors que j’étais aumônier du Patronage. Pendant la Messe, immédiatement après la Communion, toute l’Œuvre féminine ! Je ne peux pas dire que j’ai vu, mais je peux dire qu’intellectuellement, en détail (plus tard j’ai ajouté d’autres choses, lors du développement de la vision intellectuelle), j’ai capté ce que devait être la section féminine de l’Opus Dei. J’ai rendu grâce et, quand ce fut le moment, je suis allé au confessionnal du père Sanchez. Il m’a écouté et m’a dit : « C’est tout autant de Dieu que le reste ». J’ai toujours cru – et je crois – que le Seigneur, comme en d’autres occasions, m’a secoué afin qu’il y ait une preuve extérieure objective que l’Œuvre était la sienne. Moi : je ne veux pas de femmes, dans l’Opus Dei ! Dieu : eh bien moi je les veux ! » (Notes intimes, no 1871 : AVP, I, p. 323).

À cette époque, le jeune fondateur comprit que Dieu voulait que quelque chose qui avait toujours été dans l’être de l’Œuvre soit mis en lumière : le travail apostolique et pastoral avec les femmes. Ainsi, ce jour-là a été le théâtre non seulement d’une inspiration de nature fondationnelle par laquelle quelque chose à naître venait au grand jour, mais, indissociablement, c’était également l’occasion voulue par Dieu de révéler plus en profondeur la nature spécifique de l’Opus Dei. Dans cette vision intellectuelle s’est produit quelque chose de très important pour prendre conscience de ce qu’est l’Opus Dei. Simplement ceci : le fondateur témoigne de la confirmation, par la volonté expresse de Dieu, au milieu de l’Église et de la société, et à travers son travail sacerdotal, d’une nouvelle réalité institutionnelle, formée par des hommes et des femmes ordinaires, qui naît entre ses mains de la profondeur de la vocation baptismale chrétienne découverte à la lumière de l’esprit fondationnel qu’il a lui-même reçu.

c) Deux événements de 1931

En 1931, dans le torrent de dons avec lequel Dieu guidait les pas de saint Josémaria, un événement a lieu qu’il rapporte lui-même avec ces paroles : « 7 août 1931 : aujourd’hui, ce diocèse célèbre la fête de la Transfiguration de Notre Seigneur Jésus-Christ. En priant pour mes intentions durant la Sainte Messe, je réalisais le changement intérieur que Dieu avait fait en moi au cours de ces années de séjour dans l’ex Corte... [NdT à vérifier : Allusion probable au fait que Madrid avait cessé d'être capitale royale depuis quelques mois avec la proclamation de la République en mars 1931] Et cela, malgré moi : sans ma coopération, je peux le dire. Je crois avoir renouvelé ma résolution d’orienter toute ma vie vers l’accomplissement de la Volonté divine : l’Œuvre de Dieu. (Résolution qu’en ce moment même je renouvelle aussi de toute mon âme). Le temps de la Consécration arrive : au moment d’élever l’Hostie Sacrée, sans perdre le recueillement exigé, sans me distraire – je venais de faire en pensée l’offrande à l’Amour Miséricordieux – me vient à l’esprit avec une force et une clarté extraordinaires ce passage de l’Écriture : etsi exaltatus fuero a terra, omnia traham ad me ipsum (Jn. 12-32). D’ordinaire, face au surnaturel, j’ai peur. Puis vient le ne timeas ! C’est Moi. Et j’ai compris que ce seraient les hommes et les femmes de Dieu qui élèveraient la Croix avec les doctrines du Christ au sommet de toute activité humaine... Et j’ai vu le Seigneur triompher, attirant toutes choses à Lui » (Notes intimes, no 217 : AVP, I, pp. 380-381).

À travers ces paroles de l’Évangile de saint Jean et le sens éclairant que le fondateur y découvre, l’Œuvre se trouve profondément reliée à la Croix rédemptrice et à la force d’attraction que le Christ exerce à partir d’elle. Cette notion d’élever la Croix, de « mettre le Christ au sommet de toutes les activités humaines », dans le sens précis qu’il lui est donné de comprendre ce jour de 1931, est très important pour capter le contenu de toute la fondation. Dans cet éclair de lumière qui unit de manière précise l’exaltation-attraction du Christ au-dessus de toutes choses et l’activité apostolique de ceux que saint Josémaria appelle « les hommes et les femmes de Dieu », en qui il contemple implicitement l’Œuvre, se dévoile pleinement ce que Dieu avait voulu susciter dans l’Église à travers lui : placer le Christ au sommet de toutes les activités et professions humaines par la sainteté de ceux qui les pratiquent.

Mentionnons également un autre événement d’une importance particulière. Son contenu essentiel est succinctement exprimé dans quelques notes autobiographiques dans lesquelles le fondateur rappelle une expérience spirituelle singulière qui a eu lieu le 17 octobre 1931 : « La conscience vivante de notre filiation divine vous donnera cette sérénité car cette caractéristique typique de notre esprit est née avec l’Œuvre et, en 1931, elle a pris forme : dans des moments humainement difficiles où j’avais pourtant la certitude de l’impossible – de ce que vous contemplez aujourd’hui devenu réalité – j’ai senti l’action du Seigneur qui a fait germer dans mon cœur et sur mes lèvres, avec la force de quelque chose d’impérativement nécessaire, cette tendre invocation : Abba ! Pater ! J’étais dans la rue, dans un tramway : la rue n’empêche pas notre dialogue contemplatif ; l’agitation du monde est, pour nous, un lieu de prière. J’ai probablement dit cette prière à haute voix, et les gens ont dû me prendre pour un fou : Abba ! Pater ! Quelle confiance, quel repos et quel optimisme cela vous donnera au milieu des difficultés pour vous sentir comme les enfants d’un Père, qui sait tout et qui peut tout » (Lettre 9-I-1959, no 60 : AGP, série A.3, 94-1-5).

d) L’illumination du 14 février 1943

Dès le début de la fondation, saint Josémaria avait compris, sans l’ombre d’un doute, que le Seigneur – qui l’avait d’abord appelé au sacerdoce puis, sur cette base, lui avait inspiré sa mission fondationnelle – voulait qu’il y ait des prêtres dans l’Opus Dei dédiés à l’activité apostolique spécifique de l’Œuvre. Des prêtres séculiers, qui auraient la même vocation et le même esprit. Certains l’avaient rejoint dès le premier instant, comme nous l’avons lu dans les récits biographiques, mais cette expérience elle-même avait fait comprendre au fondateur qu’il devait y avoir des prêtres issus des rangs des membres laïcs de l’Œuvre. Pour le voir mis en pratique, il allait falloir encore attendre quelques années.

En 1940, il pensait que le moment était venu d’appeler au sacerdoce trois de ses fils d’une maturité humaine, spirituelle et apostolique avérée. Cependant, avant qu’ils puissent devenir prêtres, saint Josémaria devait résoudre un problème pour la solution duquel il priait et faisait prier depuis longtemps : trouver un titre d’ordination qui comporterait la possibilité de les incardiner dans l’Opus Dei. De fait, la pleine lumière ne s’était pas encore faite sur la façon dont le sacerdoce ministériel pouvait s’intégrer organiquement dans le corps ecclésial de l’Œuvre.

Le fondateur avait étudié diverses variantes canoniques, demandé l’avis de personnes savantes et prudentes, mais n’avait pas pu trouver la solution. La lumière vint finalement 14 février 1943, et à nouveau, comme treize ans auparavant, lors de la célébration de la Sainte Messe : « Le temps s’écoulait. Nous priions. Ceux qui devaient être ordonnés pour la première fois en tant que prêtres de l’Œuvre étudiaient avec une grande profondeur, en y mettant tout leur enthousiasme. Et un jour, le 14 février 1943, en célébrant chez mes filles – rue Jorge Manrique – après la Communion, la solution que l’on cherchait ! : Société Sacerdotale de la Sainte Croix. Jésus voulait couronner l’édifice de sa Très Sainte Croix » (Lettre 29-XII-1947 / 14-II-1966, no. 159 : AGP, série A.3, 92-6-1).

Dans sa recherche d’une solution juridique, saint Josémaria avait envisagé diverses possibilités, mais aucune n’était adéquate. Le point théologique le plus décisif qui avait guidé cette recherche peut se résumer ainsi : le fondateur sait que la composante sacerdotale est tellement singulière et tellement nécessaire à la réalisation de l’Œuvre, tellement au cœur même de ses entrailles, comme la composante laïque, et en même temps, que ces prêtres doivent provenir d’hommes qui ont reçu la vocation à l’Opus Dei et qui ont son esprit.

La grâce du 14 février 1943 lui montra comment le faire, c’est-à-dire comment ses enfants prêtres pouvaient être incardinés dans l’Œuvre, selon les possibilités offertes à l’époque par le Droit Canon : à travers la constitution de la Société Sacerdotale de la Sainte-Croix. Telle fût la lumière : comprendre la manière d’intégrer le sacerdoce ministériel dans le corps de l’Œuvre au service de cette mission de « mettre le Christ au sommet des activités humaines », unique et identique pour les laïcs et les prêtres de l’Opus Dei, dans l’unité de l’esprit et de la finalité de l’Œuvre. La réalité théologico-pastorale de l’Opus Dei en tant qu’intégration organique des laïcs et des prêtres, en tant que conjonction harmonieuse de l’exercice du sacerdoce commun et du sacerdoce ministériel, était ainsi esquissée.

Saint Josémaria, qui depuis longtemps avait vu toute sa vie marquée du « sceau royal de la Sainte Croix » (Notes intimes, no 389 : AVP, I, p. 543 ; le texte est daté du 14 novembre 1931), comprend ce nouveau moment comme celui du couronnement de l’édifice de l’Œuvre avec le même signe divin : la Sainte Croix. C’est le signal par lequel, par la grâce du bâtisseur divin, la structure était achevée ; autrement dit, les profils du charisme fondationnel avaient été complétés et pleinement explicités. La nature théologique de l’Opus Dei, en tant qu’entreprise apostolique composée de prêtres et de laïcs dans une coopération intime et organique s’incarnait dans l’histoire. Il ne restait qu’à la traduire dans les formes et catégories juridico-canoniques appropriées qui ont fini par converger après un long itinéraire dans la figure de la Prélature personnelle érigée par le Saint-Père Jean-Paul II le 28 novembre 1982, sous le nom de « Prélature de la Sainte Croix et de l’Opus Dei ».

3. Épilogue : fin de l’étape fondationnelle et début de l’étape de continuité

Les dates du 2 octobre 1928, du 14 février 1930 et du 14 février 1943 ont été à jamais marquées au fer rouge dans la biographie du fondateur et, indissociablement, dans l’histoire institutionnelle de la Prélature de l’Opus Dei. Après ces dates, il y eut aussi d’autres lumières divines et des avancées faites sous l’inspiration de Dieu ; l’approbation pontificale pour que les personnes mariées puissent rejoindre l’Opus Dei en tant que membres (1948 et 1949) et l’ouverture de la Société Sacerdotale de la Sainte-Croix aux prêtres incardinés dans les différents diocèses (1950). Saint Josémaria, à partir des grâces fondationnelles, et toujours en communion avec l’Église, a construit et guidé jour après jour, avec une affection de Père et l’autorité du fondateur, le chemin de l’Œuvre jusqu’à la date de sa mort. Lorsque le 26 juin 1975, il est appelé à la maison du Père, la vaste étape fondationnelle de l’Opus Dei, dont nous avons étudié les étapes historiques centrales, est donc achevée.

À partir de ce même jour a commencé une nouvelle et déjà définitive étape de la vie et des apostolats de l’Opus Dei, étape que Mgr Álvaro del Portillo, premier successeur de saint Josémaria, a décrit comme « l’étape de la fidélité et de la continuité ». En ce temps permanent de pleine fidélité à l’esprit fondationnel, la Prélature chemine depuis lors dans son service de l’Église, du Pontife Romain et de toutes les âmes.


Thèmes connexes : Activité de l’Opus Dei ; Famille, Sanctification de la ; Filiation divine ; Fidèles de l’Opus Dei ; Les femmes dans l’Opus Dei ; Début de l’apostolat ; Société sacerdotale de la Sainte-Croix, Histoire de la ; Travail, Sanctification du ; Vie ordinaire, Sanctification de la.

Bibliographie : Antonio Aranda « Le bouillonnement du sang du Christ ». Étude sur le christocentrisme de S. Josémaría Escrivá, Madrid, Rialp, 20012 Id., « Le Bienheureux Josémaría Escrivá de Balaguer face à sa propre mission », in Vers le centenaire du bienheureux Josémaria Escrivá, Buenos Aires, Universidad Austral, 2002, pp. 117-144 ; Peter Berglar Opus Dei. Vie et œuvre du fondateur Josémaría Escrivá de Balaguer, Madrid, Rialp, 1987 ; Salvador Bernal Mgr Josémaría Escrivá de Balaguer. Notes sur la vie du fondateur de l’Opus Dei, Madrid, Rialp, 1976 ; Fabio Ciardi I fondatori uomini dello Spirito. Per una teologia del carisma di fondatore, Roma, Città Nuova, 1982 ; Carmelo de Diego-Lora 2 octobre 1928 : Commémoration d’une date jubilaire, Pampelune, Université de Navarre, 1978 ; François Gondrand Au pas de Dieu : Josémaría Escrivá de Balaguer, fondateur de l’Opus Dei Madrid, Rialp, 1984 ; José Luis Illanes, « Deux octobre : portée et signification d’une date », dans Aa.Vv. Mgr Josémaría Escrivá de Balaguer et l’Opus Dei, Pampelune, EUNSA, 1982, pp. 59-99 Id., « Données pour la compréhension historico-spirituelle d’une date (2-X-1928, fondation de l’Opus Dei) », CEDEJ, VI (2002), pp. 105-147 ; Álvaro del Portillo Une vie pour Dieu. Réflexions sur la figure de Monseigneur Josémaría Escrivá de Balaguer : discours, homélies et autres écrits, Madrid, Rialp, 1992 ; Francisca R. Quiroga, « 14 février 1930 : la transmission d’un événement et d’un message », SetD, 1 (2007), p. 163-190 ; Pedro Rodríguez, « Omnia traham ad meipsum » : La signification de Jean 12, 32 dans l’expérience spirituelle de Monseigneur Escrivá de Balaguer Romana. Bolletino della Prelatura della Santa Croce e Opus Dei, 13 (1991), p. 331-352 ; Ana Sastre Tiempo de caminar. Portrait de Monseigneur Josémaría Escrivá de Balaguer, Madrid, Rialp, 1989.

Antonio Aranda