ESCHATOLOGIE-FINS DERNIERES

1. La mort. 2. Vie éternelle et vie terrestre. 3. Jugement et rétribution (ciel, purgatoire, enfer). 4. Le retour et le règne du Christ. 5. La résurrection des morts.

1. La mort.
2. Vie éternelle et vie terrestre.
3. Jugement et rétribution (ciel, purgatoire, enfer).
4. Le retour et le règne du Christ.
5. La résurrection des morts.

« Pour les enfants de Dieu, la mort est vie » (AD 79). Cette phrase de saint Josémaria résume bien sa conception du destin final de l'homme en tant qu'individu et en tant que membre de la famille de Dieu. Si son enseignement eschatologique s'inscrit pleinement dans la Tradition de l'Église, il contient des accents d'un intérêt particulier : sa conception positive, aimante et filiale de la mort et du jugement divin ; sa perception du lien substantiel entre la communion transfigurante avec la Trinité vécue par l'homme en état de grâce et la vie éternelle ; tout comme le lien entre le règne du Christ dans l'histoire et son règne à la fin des temps. Nous examinons ces points plus en détail ci-dessous.

1. La mort

« As-tu vu tomber les feuilles mortes par un triste soir d’automne ? Ainsi tombent les âmes chaque jour dans l’éternité. Un jour, la feuille morte, ce sera toi » (C 736). Saint Josémaria a souvent médité sur la mort, comme une réalité humaine aussi inexorable que le temps qui passe. La perspective de la mort – la sienne et celle des autres – le poussait à prier et à agir. « Une nouvelle qui m'a fait réfléchir : cinquante-et-un millions de personnes meurent chaque année ; quatre-vingt-dix-sept par minute (...) : dis-le toi aussi à d'autres » (S 897). Sa réflexion sur le sujet fut en partie motivée par son expérience – trois de ses sœurs sont mortes alors qu'il était très jeune – et par son intense travail pastoral : parmi ses écrits, on trouve de nombreux récits d'événements autour d’un lit de mort : celui du gitan, mourant dans un hôpital de Madrid, qui fait un bel acte de contrition (cf. Chemin de croix, IIIème Station) ; celui d'une femme qui voyait dans sa longue et douloureuse maladie la bénédiction de Dieu (cf. F 1034) ; ou celui d'un docteur en Droit et en Philosophie dont la brillante carrière fut interrompue par la mort dans une simple pension de famille (cf. S 877). Saint Josémaria a pu constater de visu une grande variété d'attitudes face à la mort, allant de la joie (voire de l'impatience sereine, cf. S 893) à la stupeur (cf. C 738) et à la tristesse (cf. S 879).

Lui-même avait une vision éminemment positive de la mort, comme l'exprime un point de Sillon, dans lequel il retourne un dicton populaire : « Tout s'arrange, sauf la mort... Et la mort arrange tout » (S 878). Il pensait ainsi, car pour lui la mort ne signifiait pas la fin. Dans le message de saint Josémaria, nous trouvons une formulation paradoxale du lien étroit entre la mortet la Vie (avec une majuscule). « N’as-tu pas entendu avec quelle tristesse les mondains se plaignent de ce que “chaque jour qui passe, c’est mourir un peu” ? Mais moi, je te dis : réjouis-toi, âme d’apôtre, car chaque jour qui passe te rapproche de la Vie » (C 737). « Si l’on m’annonçait “l’heure de mourir est arrivée”, avec quelle joie je répondrais “l’heure de Vivre est arrivée” » (F 1036). Ces affirmations se situent à deux niveaux : d'une part, le niveau physique, biologique ou terrestre, dans lequel la vie est visiblement interrompue par la mort ; d'autre part, le niveau transcendant et surnaturel, dans lequel la vie se transforme en Vie (avec une majuscule), une Vie plus pleine, au-delà de la mort. Cette Vie a un contenu spécifique : la rencontre définitive et amoureuse avec Dieu, la réunion du fils avec son Père (cf. S 885; F 1034; S 881; C 735), et avec Jésus-Christ, Marie, Joseph, les anges et les saints (cf. AD 220). De ce point de vue, la mort ne peut être vécue comme une tragédie, mais comme un joyeux retour à la maison : « Serein face à la mort ! voilà comment je te veux ! — Ce n'est pas le stoïcisme froid d'un païen ; mais la ferveur d'un enfant de Dieu, qui sait que la vie vient à changer et non à disparaître. — Alors, mourir ?... C’est Vivre ! (S 876; cf. C 744).

2. Vie éternelle et vie terrestre

On peut dire que les réflexions de saint Josémaria sur la mort font partie d'une vision plus large, celle de la biographie d'un enfant de Dieu, avec une note prédominante : l’acceptation amoureuse de la volonté du Père à chaque instant. « La sainteté consiste justement en cela : lutter pour être fidèle durant sa vie ; et accepter avec joie la Volonté de Dieu, à l’heure de la mort » (F 990; cf. S 883). Dans cette perspective, la mort fait partie du grand itinéraire spirituel de l'identification progressive au Christ. De même que le Fils fait homme a obéi en tout au Père jusqu'à sa mort sur la Croix et qu'il est ensuite ressuscité et glorifié (cf. F 1022, 1020), de même le chrétien doit accomplir et aimer la volonté du Père, en vivant et en mourant avec les mêmes sentiments que le Christ. Avec l'attitude d'abandon absolu au Père, le chrétien peut vivre ses jours « sans peur de la vie et sans peur de la mort » (AD 141; cf. F 987). Sa propre mort, acceptée avec amour, sera le couronnement d'une vie de don de soi filial (cf. C 739).

Toute l'existence terrestre de l'homme, en tant que période de maturation d'un don de soi filial, est marquée par une tension que l'on peut qualifier d'eschatologique : « Le temps est notre trésor: c'est "l'argent" qui achète l'éternité » (S 882 ; cf. C 355). Nous nous trouvons devant une autre formulation paradoxale par laquelle saint Josémaria, suivant en cela la foi catholique, relie le temps terrestre à l'éternité. Ce ne sont pas deux concepts simplement juxtaposés, mais deux réalités existentielles qu'il perçoit comme réellement interpénétrées, dans la vie du chrétien et dans les plans divins. Se dépenser sur terre au service de Dieu et des autres, c'est vraiment entrer dans un mystère de communion divine (cf. AD 208).

Cette dimension eschatologique de la vie ordinaire provoque chez le chrétien un sentiment d'urgence et de responsabilité. « En pensant à cette réalité, je comprends très bien les mots que saint Paul adresse aux Corinthiens : tempus breve est ! (1 Cor 7, 29) que la durée de notre passage sur terre est brève ! Ces mots retentissent au plus profond du cœur de tout chrétien cohérent, comme un reproche face à son manque de générosité, et comme une invitation constante à la loyauté. Il est vraiment court le temps que nous avons pour aimer, pour offrir, pour réparer » (AD 39). Le temps ne doit pas être gaspillé : il est vie (cf. S 963), il est gloire (cf. C 355) ; un enfant de Dieu, durant sa courte existence terrestre, doit s'employer à fond à l'accomplissement de la volonté du Père, habituellement dans les tâches ordinaires : « Parce que tu as été in pauca fidelis, fidèle dans les petites choses — entre dans la joie de ton Seigneur. — Ce sont des paroles du Christ. — In pauca fidelis… ! — Dédaigneras-tu maintenant les petites choses, si la gloire du ciel est promise à ceux qui les respectent ? » (C 819 ; cf. F 1008).

La dimension eschatologique de la vie terrestre nous incite également à nous détacher de ce qui semble être le bonheur mais qui est, en réalité, un mensonge : « Pourquoi t’approcher de la mare des consolations mondaines pour t’y désaltérer lorsque tu peux étancher ta soif à des eaux qui jaillissent vers la vie éternelle ? ». (C 148). Ici, saint Josémaria reprend les catégories du temps et de l'éternité pour souligner le contraste entre vie superficielle et Vie authentique. La référence à Dieu confère à toute l’existence une valeur authentique. En Dieu et de Dieu, l'amour humain, le travail, la vertu, le service des autres, la joie de vivre ensemble, sont présentés comme un avant-goût de la plénitude de vie à laquelle Dieu destine finalement. Au contraire, les plaisirs, les histoires d’amours, les vanités et les grandeurs mondaines se possèdent pour un court moment et s'évanouissent ensuite (cf. C 753, 741, 601, 742). Ils sont à proprement parler "temporaires", contrairement à Vivre qui est "pour toujours" : « Les hommes mentent quand, à propos des affaires temporelles, ils disent “pour toujours”. Seul est vrai, et d’une vérité totale, le “pour toujours” de l’éternité » (F 999 ; cf. C 75 ;2 F 1021). C'est pourquoi le croyant ne doit pas laisser l'attrait des choses qui ne sont pas de Dieu l'arrêter en chemin (cf. F 1042 ; C 29).

Nous trouvons ici une autre tension de l'âme de saint Josémaria, souvent exprimée, et qui évoque l'inquiétude de saint Paul (cf. Ph 1, 21-26) entre le désir ardent de contempler le visage de Dieu, et la volonté de continuer à travailler pour Dieu sur terre. L'attitude de saint Josémaria représente un équilibre intéressant, qu'il formule lui-même de cette façon : « Pour nous, la mort est la Vie. Mais nous devons mourir vieux. Mourir jeune n'est pas rentable. Quand nous aurons tout donné, alors nous mourrons. En attendant, travaillons dur et longtemps. Nous sommes prêts à rencontrer le Seigneur quand il le voudra, mais nous lui demandons que cela soit le plus tard. Nous devons avoir le désir de vivre, de travailler pour notre Seigneur et de bien aimer toutes les âmes... À l'époque de sainte Thérèse, les amoureux – tant les mystiques que ceux qui chantaient l'amour humain – avaient l'habitude de s'exclamer, pour montrer l'intensité de leur amour : "Je meurs, parce que je ne meurs pas...". Je ne suis pas d'accord avec cette façon de penser, et je dis le contraire : que je vis parce que je ne vis pas, parce que c'est le Christ qui vit en moi (cf. Ga 2,20). J'ai déjà beaucoup d'années et je ne veux pas mourir ; mais, quand le Seigneur le voudra, j'irai volontiers à sa rencontre : "in domum Domini ibimus" ! (Ps 121 [Vg 120], 1), avec sa miséricorde, nous irons à la maison du Seigneur » (Notes d'une méditation prêchée à Rome en 1962 : CECH, p. 695 ; cf. F 1037, 1039, 1040). En définitive, l'important pour un enfant de Dieu n'est pas de voir ses propres désirs se réaliser rapidement, mais de faire ce que le Père dispose.

3. Jugement et rétribution (paradis, purgatoire, enfer)

La même attitude surnaturelle de confiance se retrouve dans la pensée de saint Josémaria sur le jugement divin à l’égard duquel, sans ignorer le caractère dramatique du moment (cf. par exemple C 754 et C 747), il souligne que le tempus breve sur terre conduit à la rencontre avec la Trinité (cf. S 881). Saint Josémaria décrit cette rencontre en mettant par moments Dieu le Père au premier plan, et, à d'autres moments, Jésus. « Ton âme ne brûle-t-elle pas du désir que Dieu, ton Père, soit content, le jour où il devra te juger ? » (C 746). « “J’ai dû sourire à vous entendre parler des “comptes” que vous demandera notre Seigneur. Non, pour vous tous, il ne sera pas un juge, au sens austère du mot. Il sera simplement Jésus”. — Ces mots, écrits par un saint évêque, qui ont consolé plus d’un cœur en tribulation, peuvent parfaitement consoler le tien » (C 168). Celui qui meurt en ayant vécu par la foi arrive dans un environnement « familier », un environnement débordant d'Amour et de Miséricorde. Ce motif – théologique – constitue la raison principale pour laquelle un croyant peut regarder vers le jugement avec des yeux pleins d'espoir. En outre, le fait de savoir que l'on a vécu dans la grâce et que l'on a répondu à l'Amour de Dieu est un autre motif – disons « anthropologique » -– de confiance dans la perspective du jugement (cf. S 890, S 875).

Pour ceux qui ont vécu de manière sainte dans le présent, l'"au-delà" n'est rien d'autre que la perfection de leur relation d'amour avec Dieu et les créatures. Nous trouvons ici deux principes qui, en cohérence avec la Tradition catholique, régissent la conception de saint Josémaria sur la vie éternelle :

a) Un principe d'unité, selon lequel il existe une continuité essentielle dans l'expérience de la créature humaine avant et après la mort. « Après la mort, ne l’oubliez jamais, l’Amour viendra à votre rencontre. Et dans l’Amour de Dieu vous trouverez par surcroît toutes les amours nobles que vous aurez connues sur terre. Le Seigneur a disposé que nous passions cette courte étape qu’est notre existence à travailler et, comme son Fils Premier-Né, en faisant le bien. C’est pourquoi nous devons nous tenir en éveil, à l’écoute des appels que saint Ignace d’Antioche percevait dans son âme à l’approche de l’heure de son martyre : « viens au Père » (saint Ignace d'Antioche, Ep. ad Romanos, 7), reviens vers ton Père, il t’attend avec impatience » (AD 221).

b) Un principe de dépassement ou de surabondance, selon lequel toute expérience terrestre d'amour et de bonheur n’est rien en comparaison avec la vie éternelle. « Le ciel : “Ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce à quoi l’esprit de l’homme n’a pas songé, voilà ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment”. (1 Co 2, 9) Ces révélations de l’apôtre saint Paul ne t’incitent-elles pas à lutter ? » (C 751). « Que sera ce Ciel qui nous attend, lorsque toute la beauté et la grandeur, toute la félicité et l'Amour infinis de Dieu se déverseront dans ce pauvre vase d'argile qu'est la créature humaine, et l'assouviront éternellement, avec la constante nouveauté d'un nouveau bonheur ? » (S 891).

Il convient de noter, en tout cas, que tant dans la vie terrestre que dans la vie bienheureuse, ce sont les mêmes protagonistes qui sont en relation – Dieu d'une part et la créature humaine d'autre part -– et dans la même relation essentielle : l'Amour. « Un grand Amour t’attend au ciel : là ni déceptions, ni tromperies : mais tout l’amour, toute la beauté, toute la grandeur, toute la science... ! Et sans le moindre écœurement : tu seras rassasié sans te rassasier »" (F 995 ; cf. F 1030; AD 209). « [Toi et moi] nous devons tous deux agir, vivre et mourir comme des amoureux, et ainsi nous “vivrons” éternellement » (F 988). Le chrétien, en effet, vit dans l'attente du ciel sur la terre : « Sur cette terre, la contemplation des réalités surnaturelles, l'action de la grâce dans nos âmes, l'amour du prochain, fruit savoureux de l'amour de Dieu, supposent déjà une anticipation du ciel, le début de quelque chose qui doit croître de jour en jour. Nous, chrétiens, nous n'admettons pas de double vie, nous maintenons dans notre vie une unité simple et forte, dans laquelle se fondent et se mêlent toutes nos actions » (QCP 126). L'intimité avec Dieu sur terre, même si elle est partielle et imparfaite, est un avant-goût de la béatitude : « J’en suis de plus en plus persuadé : le bonheur du ciel est pour ceux qui savent vivre heureux sur la terre » (F 1005, F 1006 ; C 255).

La communion heureuse avec Dieu, initiée sur terre et consommée au Ciel, a une nature trinitaire : « Nous ne sommes pas voués à n'importe quel bonheur, parce que nous avons été appelés à pénétrer dans l'intimité divine, à connaître et à aimer Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit et, à travers la Trinité et l'Unité de Dieu, tous les anges et tous les hommes » (QCP 133). Tout au long de la vie terrestre, l'inhabitation et l'action de l'Esprit Saint forment déjà « de plus en plus en nous l'image du Christ », « nous rapprochant chaque jour davantage de Dieu le Père » (cf. QCP 135 & 136). Cette œuvre de l'Esprit est orientée vers la configuration définitive des créatures comme enfants de Dieu : « Si nous sommes en rapport constant avec le Saint-Esprit, nous deviendrons également spirituels, nous nous sentirons frères du Christ et enfants de Dieu, de ce Dieu que nous n'hésiterons pas à invoquer comme notre propre Père » (QCP 136). La béatitude céleste consiste donc à être immergé dans « l’étreinte éternelle de l’Amour de Dieu le Père, de Dieu le Fils, de Dieu le Saint-Esprit et de Sainte Marie » (F 1012).

La conception de saint Josémaria des deux autres états eschatologiques dans lesquels le défunt peut se trouver après la mort : le purgatoire et l'enfer, s'inscrit dans la vision de Dieu-Amour. « Le purgatoire, cette miséricorde de Dieu, destinée à purifier les défauts de ceux qui désirent s'identifier à Lui » (S 889). Nous sommes encore dans la logique de l'amour, qui implique une identification et une compénétration et qui exige, dans le cas d'une créature aux dispositions imparfaites, un processus de redressement ou de purification. Une telle créature est déjà amie de Dieu, non loin de la face de Dieu – « elles peuvent tant auprès de Dieu ! », dit saint Josémaria, (C 571) ; et par la miséricorde de Dieu – mue par les suffrages des vivants (cf. C 571) – une telle âme possède la certitude d'atteindre la pleine communion avec la Trinité.

En effet, saint Josémaria, en parlant des âmes du purgatoire – « mes bonnes amies les âmes du purgatoire » (C 571) – les situe dans un vaste cadre de solidarité : elles font partie d'une famille surnaturelle composée de la Trinité, des anges, des saints et de ceux qui cheminent, famille qui a un pied dans l'histoire et un autre dans l'éternité : « Dans la Sainte Église, nous, catholiques, trouvons... le sens de la fraternité, de la communion avec tous les frères et sœurs qui ont déjà disparu et qui se purifient au Purgatoire – l'Église souffrante – ou avec ceux qui jouissent déjà de la vision béatifique – l'Église triomphante –, aimant éternellement le Dieu trois fois saint. C'est l'Église qui reste ici et qui, en même temps, transcende l'histoire » (Aimer l’Église, pp. 42-43).

De ce grand mystère de communion ne resteront à l'extérieur que les créatures libres – les démons et les hommes qui meurent sans se repentir de leurs graves péchés – qui s'obstinent à rejeter l'Amour. « Si j'aime, il n'y aura pas d'enfer pour moi » (F 1047), dit saint Josémaria. Il ne se réfère pas ici à un amour seulement professé du bout des lèvres ou gardé comme un vague désir ; il se réfère, comme Jésus, à l'amour en action : « Âme d’apôtre ; toi d’abord. — Saint Matthieu rapporte ces paroles du Seigneur : “Beaucoup me diront, au jour du jugement : Seigneur, Seigneur, n’est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé ? En ton nom que nous avons chassé les démons ? En ton nom que nous avons fait de nombreux miracles ? Alors je leur dirai en face : Jamais je ne vous ai connus pour miens ; écartez-vous de moi, vous qui avez commis l’iniquité”. Pourvu — dit saint Paul — qu’après avoir prêché les autres, je ne sois pas moi-même réprouvé » (C 930 ; cf. S 888 et C 754).

Ainsi, comme un contrepoint à la grande mélodie de l'amour de Dieu qui préside à l'histoire du salut, saint Josémaria perçoit la possibilité réelle de la liberté dissonante des créatures libres. Il est sans doute vrai que Dieu est miséricordieux et toujours prêt à pardonner ; mais il est également vrai qu'il a accordé irrévocablement aux hommes le don de la liberté (cf. AD 36), et que ce don peut être utilisé par les « âmes mondaines » pour « poursuivre leurs égarements » (C 747 ; cf. C 749), se plaçant ainsi hors de portée de la miséricorde divine. Cette terrible éventualité pousse saint Josémaria à insister sur l'apostolat, compris au sens le plus profond comme une aide au salut : « De toi dépend aussi qu’ils soient nombreux ceux qui ne restent pas dans les ténèbres, et qui marchent sur des sentiers menant à la vie éternelle ! » (F 1011).

4. Le retour et le règne du Christ

Pour en revenir à la relation entre le temps/histoire et éternité dans les enseignements de saint Josémaria, nous pouvons affirmer que, tout en invitant le croyant à garder les pieds sur terre, en participant pleinement à l'ordonnancement des réalités terrestres selon la volonté divine, il nous incite à ne pas perdre de vue le but de l'histoire : le Royaume de Dieu, dont la plénitude sera établie par le Christ le jour de son retour. Il y a une tension dans cette vision dans laquelle le réalisme actuel coexiste avec l'espérance eschatologique. D'une part, dit saint Josémaria, « la perfection du royaume, le jugement définitif de salut ou de condamnation, ne sont pas de ce monde. Aujourd'hui, le royaume est comparable aux semailles, à la croissance du grain de sénevé. À la fin, il en sera comme du filet que l'on hale sur la plage : on en sortira, pour leur faire connaître un sort différent, ceux qui ont accompli la justice et ceux qui ont commis l'iniquité. Mais, tant que nous vivons ici-bas, le royaume est semblable au levain que prit une femme et qu'elle mélangea à trois mesures de farine, jusqu'à ce que toute la masse ait fermenté » (QCP 180). D'autre part, ce Royaume, qui croît discrètement dans l'histoire, est destiné à atteindre, au jour de la Parousie, une forme achevée, qui durera toujours (cf. ibidem).

Si nous avons parlé d'une tension eschatologique dans les enseignements de saint Josémaria concernant la vie du croyant individuel, nous pouvons aussi parler d'une dimension eschatologique dans sa vision du cours de l'histoire générale de l'humanité. Cet aspect est fréquemment exprimé en termes de règne ou de royaumedu Christ. Ce règne, affirme saint Josémaria, est déjà une réalité : « [ce]n'est ni une façon de parler, ni une image de rhétorique (...). Vérité et Justice, paix et joie en l'Esprit Saint : voilà le royaume du Christ, l'action divine qui sauve les hommes et qui culminera quand l'histoire s'achèvera et que le Seigneur, assis au plus haut des cieux, viendra pour juger définitivement les hommes » (ibidem).

Le Royaume établi dans l'histoire est en premier lieu la puissance de Dieu qui s'exerce efficacement pour la conversion et le salut des hommes ; il compte aussi sur la collaboration des hommes pour la diffusion du régime divin de salut. « C'est dans l'histoire, c'est dans le temps que se construit le Royaume de Dieu. Le Seigneur nous a confié cette tâche à tous » (QCP 158). « Nous ne pouvons pas demeurer les bras croisés en attendant le retour du Seigneur, qui reviendra prendre pleine possession de son Royaume » (QCP 121).

En quoi consiste précisément la collaboration humaine à l'extension du Royaume ? Les idées de saint Josémaria sont condensées dans deux phrases aux racines évangéliques, qu'il a utilisées comme devises : « Et ego, si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum » (Jn 12, 32) ; et « Regnare Christum volumus » (cf. Lc 19, 14 et 1 Co 15, 25). Avant tout, les disciples du Christ doivent s'efforcer de réaliser la volonté de Dieu dans leur vie personnelle : « Jésus-Christ nous rappelle à tous : (…) si vous me placez au sommet de toutes les activités terrestres, c'est-à-dire si vous êtes mes témoins lorsque vous accomplissez votre devoir de chaque instant, grand ou petit, alors j'attirerai tout à moi, omnia traham ad meipsum, et mon royaume parmi vous deviendra une réalité ! (QCP 183; cf. F 678). Mais il ne s'agit pas seulement que chacun accomplisse son devoir envers Dieu – comme s'il était une pièce isolée – mais d'impliquer le reste de l'humanité dans un grand mouvement de soumission volontaire et filiale – avec le Christ (cf. S 608) – au Père, anticipant ainsi le mystère d'une humanité renouvelée à la fin des temps : « Il est urgent (…) d’imprégner de sens surnaturel toutes les couches de cette humanité que nous formons, afin que, les uns et les autres, nous nous efforcions d’élever à l’ordre de la grâce nos tâches quotidiennes, notre profession, notre métier. Ainsi, toutes les occupations humaines s’éclairent d’une espérance nouvelle, qui transcende le temps et la fugacité de ce monde » (AD 210).

Il y a deux étapes ici : de l'intérieur (de soi-même), vers l'extérieur ; et de quelques-uns, vers beaucoup. Chacun doit d'abord permettre au Christ de régner effectivement dans son esprit et dans sa volonté, dans ses actions et dans sa conduite extérieure ; ensuite, ceux qui sont ainsi divinement gouvernés – comme des pierres que l'on jette dans un lac et qui provoquent des ondes concentriques d'amplitude croissante (cf. C 831) – doivent agir comme des instruments pour étendre le règne divin à de plus en plus de cœurs (cf. S 608) et dans de plus en plus de domaines (cf. AD 210), jusqu'à englober tout « – le monde... — "C'est notre affaire !"... (…) – Nous voulons qu'Il règne sur cette terre qui Lui appartient ! » (S 292; cf. S 608). Le chrétien est, selon cela, le dépositaire d'une mission, celle de faciliter l'arrivée de l'action divine purificatrice et transformatrice à toute la création afin d'en faire une transcription du Royaume eschatologique. « Voilà ton devoir de citoyen chrétien : contribuer à ce que l'amour et la liberté du Christ président toutes les manifestations de la vie moderne : la culture et l'économie, le travail et le repos, la vie de famille et la vie en société » (S 302). Dans la mesure où l'esprit chrétien imprègne les diverses sphères de l'existence humaine, les fruits du Règne du Christ seront déjà perceptibles dans l'histoire : la paix (cf. C 301), l'amour (cf. QCP 183) et la justice (cf. S 303).

Une fois de plus, le « principe d'unité », si présent dans le message de saint Josémaria, est notable ici. De même que la vie d'amour de chaque enfant de Dieu se prolonge et se perpétue au-delà de la mort, de même les œuvres que les personnes accomplissent selon la volonté de Dieu sont les authentiques semences du champ fécond qui nous attend à la fin des temps : le Royaume eschatologique. Pour cette raison, « nous, les enfants de Dieu, nous ne devons pas nous désintéresser des activités humaines » (AD 210).

5. La résurrection des morts

Le « principe d'unité » trouve finalement son application à la condition humaine à la fin de l'histoire. Selon la foi chrétienne, l'être humain sauvé – chair et esprit élevés par la grâce – est destiné à être transfiguré – comme l'a été le Christ – par la glorieuse résurrection. Saint Josémaria le répète avec force : « La foi nous dit que l'homme en état de grâce est divinisé. Nous sommes des hommes et des femmes, non des anges. Des êtres en chair et en os, avec un cœur et des passions, des tristesses et des joies. Mais la divinisation s'accomplit dans l'homme tout entier, comme une anticipation de la résurrection glorieuse. Mais non, le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui se sont endormis (1Co 15, 20) » (QCP 103). Il existe un lien mystérieux entre la vie mortelle du croyant et la vie glorieuse après la résurrection.

La participation à la vie du Ressuscité commence déjà dans cette vie, sur cette terre, avec le Baptême, et de façon particulière avec l'Eucharistie : « Il nous a été donné une nouvelle source d'énergie, une racine puissante, greffée sur le Seigneur » (QCP 155). Saint Josémaria nous assure que « si nous obéissons aux volontés de Dieu (...) la vie du Christ s'accomplira en nous pas à pas (...). Et lorsque viendra la mort — qui viendra inexorablement — nous l'attendrons, avec joie, comme j'ai vu tant de personnes saintes l'attendre, dans leur existence ordinaire. Avec joie, parce que, si nous avons imité le Christ en faisant le bien — en obéissant et en portant la croix malgré nos misères —, nous ressusciterons comme le Christ, surrexit Dominus Vere, qui est vraiment ressuscité » (QCP 21).

Cette vie, vécue dans la sainteté – tant dans ses aspects plus matériels que dans ses aspects plus spirituels (cf. Entretiens 114) – constitue la semence de la vie ressuscitée. Avec un sain « matérialisme chrétien » (cf. Entretiens 115), le croyant sait valoriser et profiter des occasions pour réaliser les activités les plus normales – manger, boire, etc. – dans un esprit de sainteté (cf. 1 Co 10, 31), sachant que tout fait partie « d'un mouvement ascendant que le Saint-Esprit, partout présent en nos cœurs, entend provoquer dans le monde : à partir de la terre, jusqu'à la gloire du Seigneur » (Entretiens 115) : un mouvement doxologique qui culminera au dernier jour, lorsque toute la création sera soumise au Christ, et qu'il présentera tout au Père (cf. 1 Co 15, 28).

Thèmes connexes : Espérance ; Liberté ; Responsabilité.

Bibliographie: C 734-753; F 987-1055; S 875-898; CECH, pp. 819-833; Ernst Burkhardt - Javier López Vie quotidienne et sainteté dans l’enseignement de saint Josémaria. Étude de théologie spirituelle I, Madrid, Rialp, 2010, pp. 344-357 ; Carlos Ortiz de Landázuri Busca, « Le parcours historique vers le Règne du Christ chez saint Josémaria dans "Chemin", "Sillon" et "Forge" », in Josep-Ignasi Saranyanaet al. (dirs.) Le parcours historique de la sainteté chrétienne. Du début de l’époque contemporaine au Concile Vatican II. XXIVème Symposium international de théologie de l'Université de Navarre, Pampelune, Service des publications de l'Université de Navarre, 2004, pp. 497-516 Id., « Le sens eschatologique du travail chez Josémaria Escrivá : la revitalisation chrétienne du monde dans Chemin,Sillon et Forge », in Jon Borobia Laka et al. Sur le sens du travail à partir des enseignements de Josémaria Escrivá dans le contexte de la pensée contemporaine. IVème Symposium International Foi Chrétienne et Culture Contemporaine, Pamplona, EUNSA, 2004, pp. 163-180 ; José Miguel Pero-Sanz Elorz, « Espérance chrétienne et libération temporelle chez le bienheureux Josémaría Escrivá », in José Miguel Pero-Sanz Elorz - Jean-Marie Aubert- Tomás Gutiérrez Calzada (eds.)Action Sociale du chrétien. Le bienheureux Josémaría Escrivá et la Doctrine Sociale de l’Église, Madrid, Palabra, 1996, pp. 9-83 ; Leonardo Polo Barrena, « Le concept de vie chez Mons. Escrivá de Balaguer » Anuario Filosófico, 18/2 (1985), pp. 9-32.

J. José Alviar