- Tout abandonner pour le Christ est un don
- Considérer d'abord les dons reçu
- Le fruit du portement de la Croix
DANS L’ÉVANGILE de la messe d’aujourd’hui, saint Luc nous rapporte quelques propos de Jésus qui nous ont peut-être surpris plus d’une fois : « Si quelqu’un vient à moi sans me préférer à son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, et même sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple (Lc 14, 25). Dans plusieurs livres de l’Ancien Testament, les verbes « aimer et haïr » sont employés pour exprimer une préférence définitive, un choix fort. On dit que Jacob aimait Rachel el haïssait Léa (cf. Gn 29, 30), ou que le Seigneur a aimé Jacob et haï Ésaü (cf. Rm 9, 13). En ce sens, les propos de Jésus nous apprennent que suivre ses pas est au-dessus de tout autre chemin sur cette terre. « Nous devons avoir de la charité pour tous, les proches parents, les étrangers, mais sans nous écarter de l’amour de Dieu à cause de l’amour que nous leur portons » [1], commentait saint Grégoire le Grand. « On pourrait traduire les paroles du Christ par aimer plus, aimer mieux, ou par ne pas aimer d’un amour égoïste ni d’un amour à courte vue : nous devons aimer de l’amour de Dieu » [2].
C’est seulement en découvrant que ce Jésus nous demande est, en réalité, un don que la reconnaissance rend possible une réponse généreuse. Jésus appelle tout le monde. Il veut partager avec tous ce qu’il a de plus grand, un amour vrai et inconditionnel, c’est pourquoi il nous demande d’être libres pour le prendre. C’est alors que les autres réalités terrestres trouvent leur juste poids et leur juste place dans notre existence. À un autre moment de sa vie, nous entendons Jésus nous dire : « Amen, je vous le dis : nul n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle » (Mc 10, 29-30).
APRÈS AVOIR invité ses auditeurs à un don total de soi, Jésus propose deux exemples un peu déconcertants. Il leur parle en premier lieu d’un homme qui, ayant pris la décision de bâtir une tour, ne s’est pas assis pour en calculer la dépense. Dans le deuxième cas, il évoque la bataille qu’un roi doit engager contre un autre roi, soulignant la nécessité de s’asseoir pour réfléchir à la possibilité d’une victoire. Il est curieux que, juste après leur avoir demandé de tout donner, Jésus parle de calculs et de délibérations.
Peut-être son objectif était-ce précisément de nous faire penser à une constante de sa vie : à savoir, que le vrai don de soi est la conséquence d’une réflexion sur un don préalable : de facto, le don de soi même, même s’il semble être de notre fait, est en réalité incité silencieusement par Dieu. La nuit qui a précédé sa Passion, Jésus a anticipé par ses propos le sacrifice rédempteur : « Nul ne peut me l’enlever : je la donne de moi-même » (Jn 10, 18). Et pour que tout soit encore plus clair, c’est dans la joie qu’il fait don de sa vie : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! » (Lc 22, 15). Le don total de soi jaillit de la reconnaissance pour un grand don reçu gratuitement. Jésus remercie son Père pour toute la bonté qu’il est sur le point de déverser sur le monde ; il reconnaît qu’il est heureux de pouvoir prendre part à la rédemption des hommes. C’est de là que jaillit un don de soi sans calculs ni mesures.
Sous l’éclairage de ces exemples évangéliques, nous pouvons considérer ce que nous avons reçu et voir quels sont les moyens dont nous disposons. Si nous voulons bâtir une tour pour monter jusqu’au ciel ou remporter la bataille de notre vie, nous devons considérer d’abord quelles sont nos armes. Souvent la sincérité dans nos résolutions ne nous fait pas défaut, pas plus que le désir de payer Dieu de retour, mais nous ne considérons peut-être pas assez quelle est la force et quel est le moyen le plus puissant dont nous disposons : l’appel du Seigneur et lui-même. Si nous voyons en Dieu un concurrent, il est facile que nous percevions ses demandes comme une perte pour nous. Si nous le découvrons comme quelqu’un qui est de notre côté, nous sommes prêts à bâtir tout ce qu’il faudra.
NOTRE ATTENTION est attirée par une coïncidence, peut-être insignifiante, dans les deux exemples de Jésus : avant de commencer la construction et avant d’engager la bataille, les deux décisions doivent être prises dans la position assise S’asseoir à considérer si nous pourrons bâtir la tour ou remporter une bataille peut signifier l’effort de rentrer en soi-même pour discerner si nous plaçons essentiellement notre confiance en Dieu, sans céder à l’autosuffisance ; moins encore à des raccourcis pour résoudre les problèmes grâce à une astuce mondaine. La bataille intérieure est la première et la plus importante pour suivre le Christ avec magnanimité. On peut par conséquent dire qu’« il y a une guerre plus profonde que nous devons combattre, tous ! C’est la décision forte et courageuse de renoncer au mal et à ses séductions et de choisir le bien, prêts à payer de notre personne : voilà ce que signifie suivre le Christ, précisément prendre sa croix ! » [3]
Lorsque l’on vit pour les grandeurs de Dieu, en se fiant à lui, dans ce cas même « toutes ces petites souffrances, étant prises et embrassées avec amour, contentent extrêmement la Bonté divine, laquelle pour un seul verre d’eau a promis la mer de toute félicité à ses fidèles ; et parce que ces occasions se présentent à tout moment, c’est un grand moyen pour rassembler beaucoup de richesses spirituelles que de bien les employer » [4]. Saint Josémaria, un jour où il participait à une bénédiction avec un fragment du Lignum Crucis, a fait le commentaire suivant à ceux qui l’entourait : « Après la bénédiction, nous allons embrasser la croix, mais en disant sincèrement que nous l’aimons, parce que nous n’y voyons plus ce qui nous coûte ou ce qui pourrait nous coûter, mais la joie de pouvoir nous donner, en nous détachant de tout pour trouver tout l’amour de Dieu » [5]
La Vierge Marie a été capable de se tenir au pied de la croix, ayant tout remis entre les mains de Dieu, y compris son fils. Peut-être une action de grâce at-t-elle jaillit de son cœur en constatant ce que Dieu fait pour les hommes, à quel point il nous aime. Même si cela comporte la douleur de perdre temporairement Jésus. « Au milieu des ténèbres de la passion et de la mort de son Fils, elle continua à croire et à espérer dans sa résurrection, dans la victoire de l’amour de Dieu » [6].
[1]. Saint Grégoire le Grand, Homélies sur les Évangiles, 37, 3.
[2]. Saint Josémaria, Quand le Christ passe, n° 97.
[3]. Pape François, Angélus, 8 septembre 2013.
[4]. Saint François de Sales, Introduction à la vie dévote, ch. 35.
[5]. Saint Josémaria, propos du &’ septembre 1969, cités dans X. Echeverria, Mémoire du bienheureux Josémaria Escriva, Rialp, Madrid, 2000, p. 217.
[6]. Pape François, Audience générale, 1er mars 2017.