Mon père, qui venait d’arriver du Maryland, était assis dans sa chambre d’hôtel et plaçait des piles dans une lampe de poche avec autant de diligence qu’une jeune recrue charge une carabine sous le regard intimidant d’un sergent.
Assuré qu’il y aurait de la lumière, il s’affairait avec les autres accessoires qu’il venait d’acheter: des câbles de démarrage, des crampons, tout un ensemble de secours en cas d’urgence sur la route.
« Voilà », dit-il, finalement satisfait, « maintenant tu seras en sécurité. »
Jusqu’à ce moment-là, je ne m’étais pas senti en danger. Après tout, je suis un homme d’âge mûr qui a comme bagage des dizaines d’années d’études universitaires et de formation professionnelle. J’ai vécu à Montréal depuis des années et je connais bien ses hivers. Je suis aussi un prêtre catholique. Disons tout simplement que je sais Qui invoquer pour demander de l’aide.
Mais cet homme, c’est mon père et, en arrivant à l’hôtel, il a senti qu’une tempête de neige s’en venait. À peine l’encre était-elle sèche sur le registre des clients de l’hôtel que nous étions en route pour un Canadian Tire afin de nous assurer que j’avais tout ce qu’il fallait pour conduire mon véhicule et survivre à la tempête qui s’annonçait.
Était-il simplement en train de se comporter comme un intrus ? De violer mes « frontières personnelles » en interférant avec mon autonomie d’adulte? Certains psychologues modernes diraient que oui. Malheureusement, ils ne feraient que reprendre à leur compte la pensée de Friedrich Nietzsche, ce philosophe du XIXe siècle qui s’était aussi proclamé « psychologue » et qui prêchait la futilité de se soucier de prendre soin et de veiller au confort des autres humains.
Le credo de Nietzsche tenait dans la déclaration qu’« il n’y a pas de Dieu, pas de vie après la mort et que par conséquent l’homme ne peut compter que sur lui-même. » Sa vision de la vie peut se résumer ainsi: « Tire le maximum de jouissance de la vie sur terre quel qu’en soit le prix, parce qu’il n’y a rien d’autre." Le pape Benoît XVI a résumé magistralement l’approche de Nietzsche comme offrant uniquement « une vision étroite de ce monde – avec la volonté de profiter au maximum de celui-ci et de ce que la vie a à nous offrir maintenant, de chercher le ciel sur terre et de n’être gêné par aucun scrupule en le faisant. »
Celui qui a adopté cette vision de la vie aura pour moteur de ses actions une idéologie de pouvoir et de domination. Il mépriserait très probablement des valeurs intangibles comme la générosité et le pardon.
Point n’est besoin d’atteindre les plus hauts sommets de la philosophie allemande pour prendre conscience du dommage que ce système de croyances a causé. On le voit dans notre vie de tous les jours, par exemple au travail lorsqu’on entend le patron qui hurle, « Je me fous de ce que ça prend ou du temps qu’il faut, mais faites-le et vite ! » Soudainement, les gens deviennent de simples moyens de production, ou même des obstacles à la production, plutôt que des individus dotés de dignité et qui méritent le respect. On oublie que nous ne sommes pas des machines mais plutôt des êtres humains créés pour être heureux.
Il y a une autre façon de faire, et elle a toujours existé. Elle commence et se termine par le mot « service ». Non pas le service intéressé, pour soi-même, mais plutôt le service comme moyen de reconnaître la grande dignité et la valeur de ceux qui nous entourent.
Mon père est l’un de ceux pour qui servir est l’une des choses les plus essentielles de la vie. Servir les autres est tout simplement pour lui et pour ceux qui lui ressemblent un réflexe naturel. Si vous êtes nu-tête et qu’il commence à pleuvoir, vous allez vous retrouver avec un chapeau que vous ne porteriez en public pour rien au monde, mais pour lequel vous serez infiniment reconnaissant. Croyez-moi. Je le sais.
Un saint de l’Église catholique, Josémaria Escriva, avait une expression favorite en italien, « per servire, servire ». La traduction évidente en est « pour servir, sers ». Mais le sens plus profond est « pour être utile, sers ». La conclusion inéluctable de cette petite perle de sagesse du fondateur de l’organisation catholique Opus Dei est qu’à moins que je serve les autres, je ne leur suis pas utile. Imaginez pour une minute ce que serait votre lieu de travail si votre patron se rendait compte que diriger, c’est servir en découvrant et en développant les talents des autres.
Et pourtant les saints et les pères au sens pratique ne sont pas les seuls à pouvoir contribuer à nous rappeler ce que servir peut amener comme conséquence. La Tiger Woods du golf professionnel féminin est une jeune femme de 28 ans de grande classe originaire du Mexique dont le nom est Lorena Ochoa. Chaque fois que Lorena arrive à un terrain de golf pour un tournoi, la première chose qu’elle fait est de serrer la main à chaque mexicain et à chaque mexicaine qui travaille au club. C’est sa façon à elle de reconnaître leur dignité.
Ce que mon père et les gens de sa génération m’ont appris, c’est que le plus grand bonheur consiste à gratter le dos de quelqu’un, habituellement à l’endroit qu’il ne peut atteindre lui-même sans difficulté.
Ceci nous ramène au regard de satisfaction qu’on lisait sur le visage de mon père alors qu’il contemplait mon ensemble de survie pour la conduite automobile hivernale, qu’il venait de se procurer. C’était le calme avant la tempête, lorsqu’il m’a surpris en train de me gratter la cheville.
« Que fais-tu ? », me dit-il. « Ça pique, tout simplement », répondis-je. « Pharmacie », répliqua-t-il.
Et nous sommes allés à la pharmacie, d’où nous sommes sortis avec deux grandes bouteilles de lotion Keri. Cela m’a aidé, comme mon père le savait. Per servire, servire — un vrai baume pour le monde qui nous entoure.
-Monseigneur Fred Dolan est le Vicaire de l’Opus Dei pour le Canada.
Article traduit par le Bureau d'information. L'article original est disponible ici.
