Les Lettres à l’Église de Corinthe

Nous publions le 6e article de Joseph Grifone sur saint Paul.

La ville de Corinthe

La correspondance que saint Paul entretint avec l’Église de Corinthe nous offre un témoignage inestimable sur la difficile éclosion de la semence chrétienne au milieu du monde païen.

Corinthe était une ville cosmopolite et commerçante, connue dans l’Antiquité pour sa prospérité économique et pour sa puissance politique. « Splendeur de toute la Grèce », ainsi la définissait Cicéron. Son heureuse situation géographique sur l’isthme qui sépare la mer ionienne et la mer égéenne, la plaçait au carrefour des marchés de l’Europe et de l’Asie. L’intense activité commerciale avait crée une classe favorisée restreinte face à une masse considérable d’esclaves égyptiens, syriens, hébreux, d'affranchis, de travailleurs portuaires, de manœuvres, vivant en des conditions difficiles : à l’époque de Paul, la ville ne comptait pas moins d’un demi million d’esclaves.

Avec le commerce les richesses affluaient et, avec la prospérité, la corruption et le vice. Le dérèglement moral de cette métropole portuaire était proverbial, favorisé aussi par le chaotique cosmopolitisme. Dans l’ancienne Corinthe un sanctuaire était dédié à Aphrodite sur une colline dominant la cité, où, selon Strabon, plus de mille prêtresses exerçaient la prostitution sacrée. Au temps de saint Paul, cependant, il n’y avait plus qu’un petit temple. La réputation de Corinthe était telle que le qualificatif de « fille corinthienne » était synonyme de prostituée, et l’on avait forgé un verbe : « corinthiser », pour désigner ce genre de pratiques.

Le golfe de Corinthe

La naissance de la communauté chrétienne

Comme nous l'avons vu (cf chapitre 5), Paul avait dû quitter précipitamment Thessalonique et il était arrivé à Corinthe portant dans son cœur l’inquiétude pour la jeune communauté qu’il avait fondée. De plus, à Athènes il avait connu un échec cuisant : sa prédication à l’Aréopage avait suscité l’hilarité et les moqueries. La « sagesse » humaine, prétentieuse et suffisante, s’était fermée à l'annonce du Christ. Quand il arriva à Corinthe, au début de l'année 51, il était seul, craintif et sans moyens (1 Co 2,3). Mais, loin de se laisser abattre par les difficultés, il eut l’audace de prêcher le « scandale de la croix » et « la folie de son message » (1 Co1,21) dans cette ville pleine de misères et de faiblesses. Et le miracle se produisit : le visage du Christ humilié et crucifié commença à irradier sa lumière « car, ce qu’il y a de plus faible dans le monde voilà ce que Dieu a choisi pour confondre la force » (1 Co 1,27).

On peut l’imaginer s’aventurant dans les ruelles du port, frappant à une porte, se présentant dans un atelier pour demander du travail. La Providence le mit sur le chemin d’un couple de fabricants de tentes, Aquila et Priscille, peut-être déjà chrétiens, qui venaient de quitter Rome à cause d’un édit de Claude qui en expulsait tout les Juifs. Puisqu’il était du même métier qu’eux, il trouva du travail dans leur atelier. C’est dans ces conditions qu’il commença son apostolat dont les fruits ne tardèrent pas à venir : plusieurs corinthiens, dont quelques uns de la haute classe, comme Eraste le trésorier de la ville, se convertirent au christianisme. Cependant la plupart des conversions se produisirent dans les couches les plus humbles de la société (1 Co 1,26). Les Actes des Apôtres (18,1-17) racontent les différentes péripéties de cette période de la vie de saint Paul, qui dura un peu plus d’un an et demi. A Corinthe, nous l’avons vu, rassuré par les nouvelles que Timothée lui avait apportées de Thessalonique, il écrivit sa première lettre, la lettre aux Thessaloniciens, qui est le premier document du Nouveau Testament.

La fontaine Pirenne

Entre temps, le souci des différentes églises le travaillait. Il est possible que des nouvelles lui soient parvenues du nord de l’Anatolie, où la foi des communautés qu’il avait fondées quelques années auparavant vacillait dangereusement [1]. Aussi, vers la fin de l’année 52, accompagné par Aquila et Priscille, il embarqua pour Éphèse, qui sera le centre de son activité missionnaire en Asie, afin de visiter les communautés de la Syrie, de la Galatie et de la Frigie. C’est à son retour à Éphèse, vers le milieu de l’année 53, qu’il écrivit aux Corinthiens, car des gens de Corinthe lui avaient rapporté des nouvelles préoccupantes sur l’état de la communauté.

De fait, Paul écrivit au moins quatre lettres aux Corinthiens, dont seulement la deuxième et la quatrième sont arrivées jusqu’à nous. Cette abondance d’échanges épistolaires témoigne de son inquiétude et de la gravité des problèmes qui s’étaient présentés.

La première lettre aux Corinthiens. Les difficultés à Corinthe

On se doute que ce qui préoccupait Paul était avant tout le climat moral qui régnait à Corinthe. Il écrivit ainsi une première lettre, qui malheureusement a été perdue, dans laquelle il prescrivait avec fermeté des mesures de prudence (cf. 1 Co 5,9). Puis des nouvelles plus inquiétantes lui parvinrent. La situation sur le plan moral ne s’était pas améliorée et avait même empiré. Cependant il y avait plus grave. Des divisions et des tendances s’étaient formées : on se réclamait qui de Paul, qui de Pierre, qui d’Apollos, un judéo-chrétien d’Alexandrie, versé dans les Écritures, dont la prédication avait été très utile à la communauté. Il y en avait même qui se réclamaient du Christ, comme si le Christ était un apôtre de plus. Paul mesura aussitôt la gravité de la situation : au delà des disquisitions futiles, c’était l’essence de la foi chrétienne qui était menacée. La Christ n’est pas un sage, mais le Fils de Dieu ; le christianisme n’est pas une philosophie, ni une pensée morale si élevée soit elle, mais la foi à une personne, le Christ ; et c’est l’union au le Christ qui sauve et non pas la spéculation intellectuelle. Pour la première fois le christianisme était confronté à la tentation d’un « rationalisme » qui le vide de sa dimension transcendante.

Corinthe. Vue de l'ancien forum

Avec les différentes tendances partisanes se diffusaient aussi des doctrines erronées : certains soutenaient que Dieu aurait déjà instauré son règne (9, 24-26), d’autres développaient un spiritualisme exacerbé qui portait soit à un ascétisme rigide et asocial (2,6 ; 3,1 ; 8,7-12), soit inversement au mépris du corps et finalement au libertinage facile (5,1-5),

Informé par des chrétiens de Corinthe, dont Apollos lui-même, Paul écrivit alors une autre lettre – la première des deux lettres canoniques – où avec force il proclame la spécificité du message chrétien. Dans ce texte on sent vibrer toute son âme, son amour pour le Christ, son inquiétude, mais aussi sa profonde vision du mystère chrétien. « Tandis que les Juifs demandent des signes et les Grecs sont en quête de sagesse, nous prêchons, nous, un Christ crucifié, scandale pour le Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs, comme Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu » (1 Co, 1, 22-24). C’est l’un des grands mérites de saint Paul que d’avoir soutenu la foi en le rôle unique du Christ, l’empêchant de se diluer dans un vague humanisme.

Diversité des thèmes et unité du message

Dans sa lettre Paul évoque aussi un grand nombre d’autres problèmes, traités sans ordre systématique, sans doute à mesure que des nouvelles lui parvenaient. Il maintenait en effet des contacts suivis avec Corinthe (cf. 1,11 ; 16,17 ; 7,1) : on lui demandait son critère sur des questions pratiques et l’on ne manquait pas de l’informer sur l’état de la communauté qui était sa fierté et sa joie (cf. 1,2 ; 9,2), mais qui lui procurait aussi tant de soucis et lui causait tant de souffrances. A nos yeux captivés, à distance de tant d’années, se dresse ainsi un tableau réaliste et sans concession de la première communauté chrétienne, avec ses ombres et ses lumières, ses contestations et ses désordres, mais où la foi naissante commençait déjà à porter ses fruits. Il y avait les graves abus en matière sexuelle (55,1-13 ; 6,12-20) ; des conflits personnels entre chrétiens qui n’hésitaient pas à avoir recours au tribunal civil pour régler leurs différends ; des désordres dans les réunions liturgiques, où le repas eucharistique n’est pas encore bien séparé du repas ordinaire, avec les abus qui s’ensuivent. Avec force, Paul reprend, corrige, exhorte, et avec clarté et largeur d’esprit il donne ses avis, tranquillise les consciences, enseigne tel ou tel point de doctrine : sur le mariage et la virginité, sur le bon usage des charismes dans les assemblées, sur les rapports avec les païens, sur la résurrection du Christ et la résurrection des corps à la fin des temps.

Le temple d'Apollon

A noter deux véritables bijoux : le récit de l’institution de l’Eucharistie (11, 23-27), antérieur donc à celui des évangiles synoptiques et en parfaite cohérence avec eux ; et la liste des apparitions du Christ ressuscité (15, 3-8), plus complète même que celles que l’on trouvera plus tard dans les Évangiles. Il s’agit de fragments « pré-pauliniens », faisant partie de ces recueils – logia, source Q, le « livret de la passion », etc, dont l’existence est pour les spécialistes contemporains plus qu’une hypothèse – qui fourniront le canevas des rédactions évangéliques. On ne peut les lire sans émotion, car ils nous mettent en contact avec la toute première tradition sur Jésus qui avait cours dans les années 40-50, et témoignent, par ailleurs, de la dépendance de Paul de cette tradition.

Du fait que l’Église est présentée dans son dynamisme vital, la lettre est peut-être la plus riche de l’épistolaire paulinien en thèmes doctrinaux et disciplinaires. Cependant, malgré la diversité des sujets traités, elle garde une profonde unité. Paul en effet jette une même lumière sur tous les problèmes et toutes les questions : ce qu’il a toujours présent, ce qu’il recommande avec vibration, est la koïnonia (1,9), c’est-à-dire la communion avec le Christ – avec le Christ dans sa gloire – non seulement à la fin des temps, mais dans la réalité présente. Il y fait constamment référence et il y renvoie sans cesse. C’est comme s’il disait à cette communauté qu’il était obligé à laisser un peu à elle-même : pensez au Christ, ayez présent à l’esprit son exemple et son amour pour nous, soyez unis à lui et vous trouverez une réponse à vos inquiétudes et une orientation pour vos vies.

Ce message éclate tout particulièrement dans l’hymne à la charité (13,1-13), l’une des pages les plus belles de tout le Nouveau Testament, dans la quelle résonnent les échos du Sermon de la Montagne. La beauté des images, l’équilibre des phrases, le rythme serein et vigoureux ne sont pas le fruit d’une construction artificielle : on y perçoit l’émotion et l’éblouissement qu'a provoqué chez les premiers chrétiens le message de Jésus. Il est difficile de lire cette page sans ressentir au fond de soi comme un appel à aimer d’une manière nouvelle, dans laquelle ce qui est naturel et ce qui est surnaturel s’unissent. Comme le dit Brunot, c’est peut-être l’image du Christ que Paul avait devant les yeux lorsqu’il écrivit ce texte, cette image qui l’avait ébloui pour toujours sur le chemin de Damas.

La plaine de Corinthe

La seconde lettre aux Corinthiens L’évolution de la situation à Corinthe

La seconde lettre aux Corinthiens est probablement le fruit de la fusion d’une correspondance (2 ou 3 lettres) envoyée en 54. Elle contient, en effet, deux apologies (2–7 et 10–13) qui semblent refléter deux moments différents d’un même contexte, séparées par deux billets destinés à accréditer les personnes chargées de la collecte pour l’Église de Jérusalem (8–9). Paul fait aussi allusion à une autre lettre qu’il a envoyée et qui a été perdue, la « lettre écrite parmi bien des larmes » (2,4).

Cet abondant échange épistolaire en un si bref temps témoigne de l’évolution de la situation à Corinthe, où s’était développée une opposition à la personne et à l’enseignement de Paul beaucoup plus agressive que celle qui avait motivé la première lettre. D’après la défense que Paul fait de lui-même, dans la communauté s’étaient introduits des prédicateurs itinérants, des « pseudo-apôtres » qui cherchaient à vivre au dos de la communauté (11,7-12.20). Contestant la légitimité apostolique de Paul et l’accusant de faiblesse et d’opportunisme, ils se présentaient comme personnages exceptionnels, capables de répondre à l’attente « miracoliste » répandue dans l’ambiance grecque : ils exhibaient des manifestation extatiques et se vantaient de soi-disant révélations et miracles (3,7-10 ; 12,1.7.12).

Le vrai apôtre du Christ

Cette perversion de la tâche du ministère apostolique avait comme conséquence inévitable la désagrégation de l’unité et la corruption de la foi. Paul n’hésite pas à qualifier ces faux apôtres d’« ouvriers perfides, ministres de Satan (…) se déguisant, comme Satan, en anges de lumière » (11,13). On le voit, dès le début de son histoire, l’Église s’est trouvée confrontée à ce qui constitue pour elle le danger le plus insidieux : la corruption de l’intérieur et en particulier la perte de droiture de ses pasteurs.

Autre vue du temple d'Apollon

La seconde lettre aux Corinthiens est célèbre pour la magnifique et passionnée apologie que Paul est amené à faire de son ministère. Elle est surtout une admirable réflexion sur le ministère ecclésial. Pour Paul, l’activité apostolique est le fruit de l’union au Christ. L’apôtre doit imiter le Christ, mort et ressuscité pour le salut de l’humanité, qui a réconcilié avec lui l’univers (5,18-19). Ce qui atteste l’authenticité de sa mission, ce ne sont pas les miracles et les révélations, mais la force du Christ qui se manifeste dans sa faiblesse (12,9-10). Bien qu’il soit « un vase d’agile », l’apôtre doit refléter le Christ, être la « bonne odeur du Christ » (2,14-15). En effet, lorsqu’il supporte les tribulations et contradictions, il participe à la vie et à la mort du Christ, pour apporter aux croyants la lumière de la foi (4,7-12).

Par delà le caractère dramatique des tensions, dans cette lettre se dessine, impressionnante de grandeur, l’âme passionnée de l’Apôtre : Paul y apparaît à la fois mystique et homme d’action, théologien et missionnaire, fondateur et organisateur. Et aujourd’hui encore, lorsqu’on lit en particulier la seconde apologie (11-12), on demeure fasciné par son amour passionné pour le Christ, son zèle qui ne recule devant aucun obstacle, sa fidélité à sa mission.

 

 

[1]   Nous en parlerons dans notre huitième article, La lettre aux Galates.