Sacré Coeur de Jésus

Dieu le Père a bien voulu nous accorder, avec le cœur de son Fils, ‘infinitos dilectionis thesauros’, d'inépuisables trésors d'amour, de miséricorde et de tendresse.

Homélie prononcée le 17 juin 1966, Fête du Sacré Cœur de Jésus

1. Dieu le Père a bien voulu nous accorder, avec le cœur de son Fils, infinitos dilectionis thesauros, d'inépuisables trésors d'amour, de miséricorde et de tendresse. Si nous voulons découvrir à quel point Dieu nous aime — à quel point Il écoute nos prières, et même les prévient — il nous suffira de suivre la pensée de saint Paul: « Lui qui n'a pas épargne son propre Fils mais l'a livré pour nous tous, comment avec Lui ne nous accordera-t-Il pas toute faveur? »( Rm 8, 32).

C'est de l'intérieur que la grâce rénove l'homme, qu'elle le convertit — de pécheur et de révolté qu'il était — en serviteur bon et fidèle. Et la source de toutes grâces, c'est l'amour que Dieu nous porte et qu'Il nous a révélé, non seulement en paroles mais aussi en actes. L'amour divin est à l'origine du fait que la seconde Personne de la Sainte Trinité, le Verbe, le Fils de Dieu le Père, prenne chair, c'est-à-dire assume notre condition humaine en tout, hormis le péché. Et le Verbe, la parole de Dieu, est Verbum spirans amorem, la Parole dont procède l'Amour.

L'amour se révèle à nous dans l'Incarnation, dans le cheminement rédempteur de Jésus-Christ sur cette terre, jusqu'au sacrifice suprême de la Croix. Et sur cette Croix, il se manifeste par un nouveau signe: « l'un des soldats, de sa lance, lui perça le côté et aussitôt il sortit du sang et de l'eau » (Jn 19, 34). Sang et eau de Jésus, qui signifient pour nous le don poussé jusqu'à l'extrême, jusqu'au « consummatum est » (Jn 19, 30), tout est consomme, par amour.

En considérant une fois de plus, en cette fête, les principaux mystères de notre foi, nous sommes émerveilles de découvrir combien les réalités les plus profondes — cet amour par lequel Dieu le Père livre son Fils, cet amour qui incite le Fils à avancer sereinement vers le Golgotha — se traduisent par des gestes si proches des hommes. Dieu ne s'adresse pas à nous plein de puissance et de domination. Il s'approche de nous en prenant « la condition d'esclave et en devenant semblable aux hommes » (Ph 2, 7).

Jamais Jésus ne se montre lointain ou altier, bien que, au cours de ses années de prédication, nous le voyions souvent profondément déçu, car l'indignité humaine le fait souffrir. Nous nous rendons compte tout de suite, si nous y pensons un peu, que la violence de ses réactions, et de sa colère, naissent de son amour: elles sont comme de nouvelles invitations à nous détourner de l'infidélité et du pêche. « Prendrais-je donc plaisir à la mort du méchant — oracle du Seigneur Yahvé — et non pas plutôt à le voir se détourner de sa conduite et vivre ? » (Ez 18, 23). Ces mots nous expliquent toute la vie du Christ, ils nous font comprendre pour quoi Il s'est présente à nous avec un Cœur de chair, avec un Cœur comme le notre, preuve évidente de son amour et témoignage constant du mystère inconcevable de la charité divine.

Connaître le Cœur du Christ Jésus

2. je ne peux résister au désir de vous confier quelque chose qui est pour moi à la fois une peine et un stimulant: la pensée qu'il y a encore tant d'hommes qui ne connaissent pas le Christ, qui n'ont même pas l'avant-goût de ce bonheur intime qui nous attend au ciel, et qui cheminent sur terre comme des aveugles à la recherche d'une joie dont ils ignorent le vrai nom, ou bien égarés sur des voies qui les éloignent de plus en plus du vrai bonheur. Comme l'on comprend ce qu'a dû ressentir l'apôtre Paul, dans cette nuit qu'il passa à Troade, lorsque, parmi ses rêves, surgit cette vision: « un Macédonien était là, debout, qui lui adressait cette prière: “ Passe en Macédoine, viens à notre secours! ” Aussitôt après cette vision, ils cherchèrent — Paul et Timothée — à partir pour la Macédoine, persuadés que Dieu les appelait à l'évangéliser » (Ac 16, 9-10).

Ne sentez-vous pas, vous aussi, que Dieu nous appelle, qu'Il nous pousse — à travers tout ce qui se passe autour de nous — à proclamer la Bonne Nouvelle de la venue de Jésus ? Mais nous, les chrétiens, nous enlevons bien souvent à notre vocation de sa grandeur, nous sombrons dans la superficialité, nous perdons notre temps en polémiques et en rancœurs. Quand il ne s'agit pas, ce qui est pire encore, du scandale hypocrite de certains, devant d'autres manières que la leur de vivre tel ou tel aspect de la foi, telle ou telle dévotion. Alors, au lieu d'ouvrir eux-mêmes un chemin, et de s'efforcer de vivre selon ce qui leur semble être bon, ils se consacrent à critiquer et à détruire. Il peut bien sûr apparaître, et il apparaît en fait, des déficiences dans la vie des chrétiens. Mais l'important, ce n'est pas nous, ni nos misères: la seule réalité qui compte, c'est Jésus. C'est du Christ que nous devons parler, non de nous-mêmes.

Ce sont certains commentaires relatifs à une prétendue crise de la dévotion au Sacré Cœur de Jésus, qui m'ont inspire les réflexions que je viens de faire. Cette crise n'existe pas; la vraie dévotion fut et reste toujours une attitude vivante, pleine de sens humain et de sens surnaturel. Ses fruits ont été et sont toujours savoureux: la conversion, le don de soi, l'accomplissement de la volonté de Dieu, la pénétration, à la lumière de l'amour, des mystères de la Rédemption.

Je n'en dirai pas autant, par contre, des manifestations de sentimentalisme inefficace, à force de carence de doctrine et d'excès de piétisme. Elles ne me plaisent pas non plus, ces images maniérées, ces figures du Sacré-Cœur incapables de suggérer une dévotion sincère à des personnes douées de bon sens surnaturel chrétien. Mais ce n'est pas faire preuve d'une logique rigoureuse que de faire de certains usages abusifs, qui finissent par disparaître d'eux-mêmes, un problème doctrinal et théologique.

Si l'on peut parler de crise, c'est du cœur des hommes qu'elle naît, car ils n'arrivent pas — par myopie, par égoïsme, par étroitesse de vue — à entrevoir l'insondable amour de Notre Seigneur Jésus-Christ. Dès l'institution de la fête d'aujourd'hui, la liturgie de la sainte Eglise a su offrir un aliment à la véritable piété, en choisissant pour la lecture de la Messe, un passage des épîtres de saint Paul qui nous propose tout un programme de vie contemplative — connaissance et amour, prière et vie — à partir de cette dévotion au Cœur de Jésus. C'est Dieu lui-même qui, par la bouche de son Apôtre, nous invite à nous avancer sur ce chemin: « Que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracines, fondes dans l'amour. Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu'est la Largeur, la Longueur, la Hauteur et la Profondeur, vous connaîtrez l'amour du Christ, qui surpasse toute connaissance, et vous entrerez par votre plénitude dans toute la Plénitude de Dieu » (Ep 3, 17-19).

Cette plénitude de Dieu nous est révélée et conférée dans le Christ, dans l'Amour du Christ, dans le Cœur du Christ. Car c'est le Cœur de Celui en qui « habite, corporellement, toute la Plénitude de la Divinité » (Col 2, 9). Voilà pourquoi, si nous perdions de vue ce grand dessein de Dieu — ce courant d'amour instauré dans le monde par l'Incarnation, la Rédemption et la Pentecôte — nous ne comprendrions plus les délicatesses du Cœur du Seigneur.

La vraie dévotion au Cœur du Christ

3. Conservons présente à l'esprit la richesse que renferment ces mots: Cœur Sacré de Jésus. Lorsque nous parlons du cœur humain, nous ne faisons pas seulement allusion aux sentiments, nous pensons à la personne tout entière qui fréquente, qui aime, qui chérit les autres. Et dans la bouche des hommes qui ont recueilli l'Ecriture Sainte pour que nous puissions mieux comprendre les mystères divins, le cœur est considéré comme le résumé, la source, l'expression, le fond ultime des pensées, des paroles et des actes. Un homme vaut ce que vaut son cœur, disons-nous encore aujourd'hui.

C'est du cœur que viennent la joie: « Que mon cœur exulte, admis en ton salut » (Ps 12, 6); le repentir: « Mon cœur est pareil à la cire, il fond au milieu de mes viscères » (Ps 21, 15); la louange de Dieu: « Mon cœur a frémi de paroles belles » (Ps 44, 2); la décision d'écouter le Seigneur: « Mon cœur est prêt, ô Dieu, mon cœur est prêt » (Ps 56, 8); la veille, entretenue par l'amour: « Je dors, mais mon cœur veille » (Ct 5, 2). Et tout autant le doute, la crainte: « Que votre cœur cesse de se troubler, croyez en Dieu, croyez en moi » (Jn 14, 1).

Le cœur ne ressent pas seulement les choses: il sait, il comprend. La loi de Dieu est déposée en lui, c'est en lui qu'elle demeure inscrite. L'Ecriture ajoute encore: « C'est du trop-plein du cœur que la bouche parle » (Mt 12, 34). Le Seigneur jette à la face de certains scribes: « Pourquoi ces mauvais sentiments dans vos cœurs ? » (Mt 9, 4). Et pour condenser tous les péchés que l'homme peut commettre, Il affirme: « Du cœur, en effet, procèdent mauvais desseins, meurtres, adultères, débauches, vols, faux témoignages, diffamations » (Mt 15, 19).

Quand la Sainte Ecriture parle du cœur, il ne s'agit pas d'un sentiment passager, provoquant l'émotion ou les larmes. On parle du cœur pour désigner la personne tout entière orientée — corps et âme — comme le Christ Jésus Lui-même l'a montré, vers ce qu'elle considère comme son bien: « Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » (Mt 6, 21).

C'est pourquoi, en parlant maintenant du Cœur de Jésus, nous donnons tout son poids à cette certitude de l'amour de Dieu et à la vérité de son don à notre égard. Recommander la dévotion à ce Cœur Sacre, c'est nous recommander de nous diriger nous-mêmes avec absolument tout ce que nous sommes: âme, sentiments, pensées, paroles, actions, peines et joies, vers Jésus tout entier.

La vraie dévotion au Cœur de Jésus consiste à connaître Dieu, à nous connaître nous-mêmes, à fixer notre regard sur Jésus, à recourir à Celui qui nous encourage, nous enseigne et nous guide. Cette dévotion n'est superficielle que pour l'homme qui, faute de n'être pas parvenu à être vraiment humain, n'arrive pas à pénétrer la réalité du Dieu incarné.

4. Jésus sur la Croix, le cœur transpercé d'Amour pour les hommes; voilà une réponse éloquente — les paroles sont superflues — à notre question sur la valeur des choses et des personnes. Les hommes, leur vie, leur bonheur ont une telle valeur que le Fils de Dieu Lui-même se livre pour les racheter, les purifier, les élever. « Qui sera incapable d'aimer son Cœur si meurtri ? » se demandait, face à cela, une âme contemplative. « Qui donc ne rendra Amour pour Amour? » — poursuivait-elle —. « Qui n'étreindra un Cœur si pur? Nous qui sommes de chair, nous paierons Amour pour Amour, nous étreindrons notre blesse, celui dont les impies ont transperce les mains et les pieds, le coté et le Cœur. Prions pour qu'Il daigne ceindre notre cœur des liens de son amour et le frapper d'une lance, car il est encore plein de rudesse, inaccessible au repentir » (Saint Bonaventure, Vitis mystica, 3, 11 ).

Ce sont là, depuis toujours, des pensées, des sentiments riches d'affection, des propos que les âmes vibrantes d'amour ont adresse à Jésus. Mais pour bien comprendre ce langage, pour savoir vraiment ce qu'est le cœur humain, le Cœur du Christ et l'amour de Dieu, nous avons besoin de foi, nous avons besoin d'humilité. C'est dans sa foi et son humilité que saint Augustin nous a légué ces paroles fameuses dans tout l'univers: « Tu nous a créés, Seigneur, pour être à toi, et notre pas de repos jusqu'à ce qu'il repose cœur ne connaît en toi » (Saint Augustin, Confessiones, I, 1, 1).

Lorsqu'il fait bon marché de l'humilité, l'homme s'arroge le droit de prendre possession de Dieu, mais il ne le fait pas selon cette voie divine que le Christ Lui-même nous a ouverte en disant: « Prenez et mangez, car ceci est mon Corps » (1 Co 11, 24): il s'efforce, au contraire, de réduire la grandeur divine à ses dimensions purement humaines. La raison, cette froide et aveugle raison qui n'est ni l'intelligence procédant de la foi, ni la droite intelligence de la créature capable de goûter et d'aimer les choses, devient déraison pour qui veut tout soumettre à la pauvreté de ses expériences habituelles, lesquelles rapetissent la vérité surhumaine et revêtent le cœur de l'homme d'une caparace qui le rend insensible aux motions de l'Esprit Saint. Notre pauvre intelligence serait perdue sans le mystérieux pouvoir de Dieu qui fait éclater les frontières de notre misère: « Et je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j'ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair » (Ez 36, 26). Alors notre âme retrouvera la lumière et se remplira de joie, à la vue des promesses de l'Ecriture Sainte.

« Car je sais, moi, le dessein que je forme pour vous, oracle de Yahvé —, dessein de paix et non de malheur » (Jr 29, 11), a déclaré le Seigneur par la bouche du prophète Jérémie. La liturgie applique ces paroles à Jésus, parce qu'il nous apparaît clairement que c'est en Lui que Dieu nous aime de cette manière. Il ne vient pas nous condamner, nous jeter à la face notre indigence, notre mesquinerie: Il vient nous sauver, nous pardonner, nous excuser, nous apporter la paix et la joie.

Si nous acceptons cette merveilleuse relation entre le Seigneur et ses enfants, nos cœurs changeront nécessairement. Nous découvrirons, sous nos yeux, un panorama absolument nouveau, tout en relief, en profondeur et en lumière.

Apporter aux autres l'Amour du Christ

5. Mais notez bien que Dieu ne nous dit pas: au lieu de votre cœur, je vous donnerai la volonté d'un pur esprit. Non. Il nous donne un cœur, et un cœur de chair, comme celui du Christ.

Je n'ai pas un cœur pour aimer Dieu et un autre pour aimer autrui, en ce monde. C'est avec le même cœur qui m'a fait aimer mes parents et qui m'a fait aimer mes amis que j'aime le Christ, le Père, l'Esprit Saint et Sainte Marie. je ne me lasserai jamais de le répéter: nous devons être très humains; sinon, nous ne pourrions pas non plus être divins.

L'amour humain, l'amour d'ici-bas, sur cette terre, nous aide, lorsqu'il est authentique, à savourer l'amour divin. Nous entrevoyons ainsi l'amour qui nous fera jouir de Dieu et celui qui nous unira là-haut, dans le ciel, lorsque le Seigneur sera « tout en tous » (1 Co 15, 28). Si nous commençons à comprendre ce qu'est l'amour divin, nous inclinerons à nous montrer en toutes occasions plus disposés à la compassion, à la générosité, au don de nous-mêmes.

Nous devons donner ce que nous avons reçu, apprendre aux autres ce que nous avons appris; les faire participer — sans vanité, avec simplicité — à cette connaissance de l'amour du Christ. En réalisant chacun votre travail, en exerçant votre profession dans la société, vous pouvez et vous devez transformer totalement vos occupations en occasions de servir. Ce travail soigneusement achevé, qui progresse en faisant progresser, qui tient compte des découvertes de la culture et de la technique, remplit une importante fonction, au profit de l'humanité tout entière, pour peu que nous soyons mus par la générosité et non par l'égoïsme, par le désir du bien de tous et non par le profit personnel: c'est-à-dire s'il est impregné d'un sens chrétien de l'existence.

Au sein de ce travail, dans la trame même des relations humaines, vous devez faire preuve de la charité du Christ et de ses fruits d'amitié, de compréhension, d'affection humaine, de paix. De même que le Christ est passe « en faisant le bien » (Ac 10, 38) sur tous les chemins de Palestine, vous devez vous aussi répandre avec générosité une semence de paix tout au long de ces chemins humains qui sont la famille, la société civile, les relations nées de votre travail quotidien, la culture, les loisirs. Ce sera la meilleure preuve de ce qu'en votre cœur s'est instauré le Royaume de Dieu: « Nous savons, nous, que nous sommes passes de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères » (1 Jn, 3, 14) écrit l'apôtre saint Jean.

Mais nul ne vit de cet amour s'il ne se forme à l'école du Cœur du Christ. Ce n'est qu'en fixant notre regard sur le Cœur du Christ, et en le contemplant, que nous arriverons à libérer le nôtre de la haine et de l'indifférence: ce n'est qu'ainsi que nous saurons réagir d'une manière chrétienne aux souffrances et à la douleur d'autrui.

Rappelez-vous la scène que nous décrit saint Luc, lorsque le Christ approchait de la ville de Naïm. Jésus observait ce cortège endeuillé qu'il croisait par hasard. Il aurait pu passer outre, ou bien attendre un appel, une requête. Pourtant Il ne s'éloigna ni ne demeura dans l'attente. Il prit l'initiative, touché par l'affliction d'une veuve qui avait perdu le seul être qui lui restait, son fils.

L'évangéliste précise que Jésus fut touché de compassion: Il a peut-être été envahi par une émotion sensible, à la mort de Lazare. Jésus n'était pas, Jésus n'est pas insensible à la douleur. Il ne l'est pas non plus à celle qui naît de l'amour, pas plus qu'Il ne prend plaisir à séparer les enfants des parents: Il exerce son pouvoir sur la mort pour donner la vie, afin que ceux qui s'aiment restent proches les uns des autres, en exigeant avant, et en même temps, la prééminence due à l'Amour divin qui doit marquer toute existence authentiquement chrétienne.

Le Christ sait bien qu'une multitude l'entoure qui, saisie par le miracle, proclamera l'événement dans toute la contrée. Mais le Seigneur n'agit pas par artifice, pour la beauté du geste: Il se sent, tout simplement, affecté par la souffrance de cette femme, et Il ne peut s'empêcher de la consoler. Il s'approcha d'elle en disant en effet: « ne pleure pas » (Lc 7, 13). Cela revenait à lui dire: je ne veux pas te voir en pleurs, car je suis venu sur cette terre pour apporter la joie et la paix. Ensuite vient le miracle, cette manifestation du pouvoir du Christ-Dieu. Mais c'est bien avant que son âme a ressenti cette émotion, signe manifeste de la tendresse du Cœur du Christ-Homme.

6. Si nous ne l'apprenons pas de Jésus, jamais nous n'aimerons. Si nous pensions, comme certains, que garder un cœur pur et digne de Dieu, consiste à le préserver, à ne pas le contaminer au contact de sentiments intensément humains, il en résulterait logiquement que nous serions insensibles à la douleur des autres. Nous ne serions plus capables que d'une charité officielle, sèche, sans âme, et non de la véritable charité de Jésus-Christ, qui est tendresse et chaleur humaine. Et je ne veux pas par là donner créance à des fausses théories qui sont en fait de tristes excuses pour dévier les cœurs — en les écartant de Dieu — et les conduire au danger et à la perdition.

En cette fête d'aujourd'hui, nous devons demander au Seigneur qu'Il nous accorde un cœur bon, capable de sentir s'éveiller en lui la compassion à l'égard des peines des créatures, capable de comprendre que, pour porter remède aux tourments qui assaillent, et bien souvent angoissent, les âmes en ce monde, le véritable baume est l'amour, la charité: toutes les autres consolations servent à peine à distraire un moment pour ne laisser, plus tard, qu'amertume et désespoir.

Si nous voulons aider les autres, nous devons les aimer — j'insiste — d'un amour fait de compréhension, de don de soi, d'affection et d'humilité volontaire. Alors nous comprendrons pourquoi le Seigneur a choisi de résumer toute la Loi en ce double commandement qui n'en fait, en réalité, qu'un seul et unique: l'amour de Dieu et l'amour du prochain, de tout notre cœur.

Vous allez peut-être penser, maintenant, que souvent, nous, les chrétiens — non pas les autres, mais toi et moi —, nous oublions les applications les plus élémentaires de ce devoir. Vous pensez peut-être à tant d'injustices auxquelles on ne porte nul remède, à ces abus qui restent impunis, à ces situations injustes qui se transmettent d'une génération à l'autre sans que l'on songe à leur apporter une solution radicale.

Je ne peux vous proposer une manière concrète de résoudre ces problèmes — et d'ailleurs je n'ai pas à le faire. Mais, en tant que prêtre du Christ, il est de mon devoir de vous rappeler ce que dit la Sainte Ecriture. Méditez, dans la scène du jugement que Jésus Lui-même a décrite, ce: « Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été prépare par le Diable et ses anges. Car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger, j'ai eu soif et vous ne m'avez pas donne à boire, j'étais un étranger et vous ne m'avez pas accueilli, nu et vous ne m'avez pas vêtu, malade et prisonnier, et vous ne m'avez pas visité » (Mt 25, 41-43).

Un homme ou une société qui demeure passif devant les tribulations ou les injustices, qui ne s'efforce pas de les soulager, n'est pas à la mesure de l'amour du Cœur du Christ. Les chrétiens — tout en conservant leur liberté d'étudier et de mettre en oeuvre différentes solutions, en fonction d'un pluralisme légitime —, doivent avoir en commun ce même désir de servir l'humanité. Sinon, leur christianisme ne sera pas la Parole et la Vie de Jésus: ce sera un déguisement, une mascarade devant Dieu et devant les hommes.

La paix du Christ

7. Mais je dois, en outre, vous proposer une autre considération: nous devons lutter sans défaillance pour faire le bien, justement parce que nous savons combien il nous est difficile, à nous les hommes, de nous décider sérieusement à pratiquer la justice; et il s'en faut de beaucoup que la vie des hommes soit inspirée par l'amour plutôt que par la haine ou l'indifférence! Il ne nous échappe pas davantage que, même si nous parvenons à assurer une raisonnable distribution des biens et une harmonieuse organisation de la société, nous n'aurons pas éliminé pour autant la douleur due à la maladie, à l'incompréhension ou à la solitude, à la mort des êtres que nous chérissons, à la conscience que nous avons de nos propres limitations.

Face à tous ces maux de la vie, le chrétien n'a qu'une réponse possible, mais c'est une réponse définitive: le Christ sur la Croix; Dieu qui souffre et qui meurt, Dieu qui nous offre son cœur, qu'une lance a percé, par amour pour nous tous. Notre Seigneur déteste les injustices et condamne celui qui les commet. Mais, comme Il respecte la liberté de chaque individu, Il permet qu'elles existent. Dieu Notre Seigneur ne provoque pas la douleur de ses créatures, mais Il la tolère parce que — à la suite du péché originel — elle fait partie de la condition humaine. Et pourtant, son Cœur plein d'Amour pour les hommes l'a incité à charger la Croix sur ses épaules, avec toutes ces tortures que sont notre souffrance, notre tristesse, notre angoisse, notre faim et notre soif de justice.

L'enseignement du christianisme sur la douleur ne constitue pas un programme de consolations faciles. C'est d'abord une doctrine d'acceptation de cette douleur, inhérente à toute la vie humaine. je ne peux pas vous dissimuler — non sans joie, car j'ai toujours prêché dans ce sens et je me suis efforcé de vivre en sachant que là où se trouve la Croix, se trouve Jésus-Christ, l'Amour incarné — que la douleur s'est introduite bien des fois dans ma vie: plus d'une fois, j'ai eu envie de pleurer. En d'autres moments, J'ai senti croître en moi un lourd désarroi face à l'injustice et au mal. Et j'ai constaté avec amertume mon impuissance, et que, malgré mes désirs et mes efforts, je ne parvenais pas à remédier à ces situations injustes.

Quand je vous parle de la douleur, ce n'est pas simple théorie. Et le ne me contente pas non plus de faire appel à l'expérience des autres, quand je vous affirme: si, face à la réalité de la souffrance, vous sentez parfois votre âme vaciller, il n'y a qu'un remède: regarder le Christ. La scène du Calvaire atteste aux yeux de tous que les afflictions doivent être sanctifiées en union avec la Croix.

Car si nos épreuves sont assumées chrétiennement, elles ont valeur de réparation, de rachat de nos fautes, de participation au destin et à la vie de Jésus, qui a voulu, par amour des hommes, éprouver toutes les formes de douleurs et tous les genres de tourments. Il est né, Il a vécu, Il est mort dans la pauvreté; Il a été attaqué, insulté, diffamé, calomnié et condamné injustement; Il a connu la trahison, l'abandon de ses disciples; Il a fait l'amère expérience de la solitude, du châtiment et de la mort. Aujourd'hui encore, le Christ continue à souffrir dans ses membres, dans l'humanité tout entière qui peuple cette terre et dont Il est la Tête, le Fils premier-ne, et le Rédempteur.

La douleur entre dans les plans de Dieu. Voilà la réalité, quoiqu'il nous en coûte de le comprendre. A Jésus-Christ aussi, parce qu'Il était homme, elle fut difficilement supportable: « Père si tu le veux, éloigne de moi cette coupe! Cependant que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne » (Lc 22, 42). C'est dans cette tension, entre le supplice et l'acceptation de la volonté du Père, que Jésus marche sereinement vers la mort, en pardonnant à ceux qui le crucifient.

Pourtant, le fait de reconnaître le sens surnaturel de la douleur, représente, en même temps, la conquête suprême. Jésus, en mourant sur la Croix, a vaincu la mort; Dieu tire de la mort la vie. Il n'est pas digne d'un enfant de Dieu de se résigner à cette tragique mésaventure; il doit au contraire se réjouir par avance de la victoire. Au nom de l'amour victorieux du Christ, nous les chrétiens, nous devons nous élancer sur tous les chemins de la terre pour devenir par nos paroles et par nos actes des semeurs de paix et de joie. Nous devons lutter — pacifiquement — contre le mal, contre l'injustice, contre le péché, afin de proclamer par là que l'actuelle condition humaine n'est pas définitive; que l'amour de Dieu, constamment manifeste dans le Cœur du Christ, assurera le triomphe glorieux et spirituel de l'humanité.

8. Nous évoquions tout à l'heure les événements de Naïm. Nous pourrions, maintenant, en citer d'autres, car les Evangiles abondent en scènes semblables. Ces récits ont touche, et ils ne cesseront pas de le faire, le cœur des hommes, car ils ne traduisent pas seulement la compassion d'un homme pour ses semblables: ce qu'ils révèlent essentiellement, c'est l'immense charité du Seigneur. Le Cœur de Jésus, c'est le cœur de Dieu incarne, l'Emmanuel, Dieu avec nous.

L'Eglise, unie au Christ, naît d'un Cœur blesse. De ce Cœur transperce de part en part, nous arrive la Vie. Comment ne pas rappeler ici, ne serait-ce qu'au passage, les sacrements, à travers lesquels Dieu agit en nous et nous fait participer à la force rédemptrice du Christ? Comment ne pas rappeler avec une gratitude particulière le très Saint Sacrement de l'Eucharistie, le Saint Sacrifice du Calvaire et son constant renouvellement sous une forme non sanglante dans notre Messe ? Jésus s'offre à nous comme aliment: parce que Jésus est venu à nous, tout a changé, et nous recevons des forces — l'aide de l'Esprit Saint — qui comblent notre âme, dirigent nos actions, notre manière de penser et de sentir. Le Cœur du Christ est pour le chrétien une source de paix.

Ce don de soi que le Seigneur nous demande, n'est pas seulement fonde sur nos désirs, ni sur nos forces, dont nous éprouvons si souvent la limitation et l'impuissance. Il prend appui en tout premier lieu sur les grâces que nous a obtenues l'amour du Cœur de Dieu fait Homme. Voila pourquoi nous pouvons et nous devons persévérer dans cette vie intérieure propre aux enfants du Père qui est aux Cieux, sans admettre ni découragement, ni lassitude. J'aime montrer comment le chrétien, dans son existence ordinaire et courante, dans les plus petits détails, dans les circonstances normales de sa journée, met en oeuvre la foi, l'espérance et la charité, qui sont les ressorts essentiels de l'âme soutenue par l'aide divine; et comment, dans la pratique de ces vertus théologales, il rencontre la joie, la force et la sérénité.

Voilà quels sont les fruits de la paix du Christ, de cette paix qui nous est apportée par son Cœur Sacre. Car — redisons-le une fois de plus — l'amour de Jésus pour les hommes, est un aspect insondable du mystère divin, de l'amour du Fils pour le Père et pour l'Esprit Saint. L'Esprit Saint ce lien d'amour entre le Père et le Fils, trouve dans le Verbe un Cœur humain.

Il n'est pas question de parler de ces réalités fondamentales de notre foi sans éprouver la limitation de notre intelligence et sans mesurer les grandeurs de la Révélation. Mais si nous ne pouvons pas pleinement embrasser ces vérités, même si devant elles notre raison reste saisie, nous les croyons humblement et fermement; nous savons bien, forts du témoignage du Christ, qu'elles existent. Que l'amour, au sein de la Trinité, se répand sur tous les hommes à travers l'Amour du Cœur de Jésus!

9. Vivre dans le Cœur de Jésus, nous unir intimement à Lui, c'est donc devenir la demeure de Dieu. « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père » (Jn 14, 21), nous a annoncé le Seigneur. Le Christ et le Père, dans le Saint-Esprit, viennent donc dans notre âme pour y établir leur demeure.

Lorsque nous comprenons — si peu que ce soit ces verités fondamentales, notre manière d'être se transforme. Nous avons faim de Dieu, et nous faisons nôtres ces paroles du Psaume: « Mon Dieu, je te cherche de tous mes sens, mon âme a soif de toi, après toi languit ma chair, terre sèche, altérée, sans eau » (Cf. Ps 62, 2 ). Et Jésus, qui a suscité Lui-même ces élans, vient à notre rencontre pour nous dire: « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive, celui qui croit en moi » (Jn 7, 37). Il nous offre son Cœur pour que nous trouvions le repos et la force. Si nous accueillons son appel, nous éprouverons la vérité de ses paroles: notre faim, notre soif croîtront au point de désirer que Dieu établisse en notre cœur le lieu de son repos et qu'Il n'éloigne pas de nous sa chaleur et sa lumière.

Ignem veni mittere in terram, et quid volo nisi ut accendatur ? Je suis venu apporter le feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! (Lc 12, 49 ). Nous nous sommes rapprochés un peu de ce feu de l'amour divin; que son impulsion ébranle nos vies, nous pousse à transmettre le feu divin d'une extrémité à l'autre du monde, pour le répandre chez ceux qui nous entourent: afin qu'eux aussi découvrent la paix du Christ et, avec elle, le bonheur. Un chrétien qui vit uni au Cœur de Jésus, ne peut avoir d'autre but que la paix dans la société, la paix dans l'Eglise, la paix dans son âme, la paix de Dieu, qui sera consommée lorsque son Règne viendra jusqu'à nous.

Marie, Regina pacis, Reine de la Paix, toi qui as eu la foi, toi qui as cru à l'accomplissement de la promesse de l'ange, aide-nous à croître dans la foi, à être fermes dans l'espérance, à pénétrer profondément dans l'Amour. Car c'est bien ce qu'attend de nous aujourd'hui ton Fils, lorsqu'Il nous révèle son Cœur Très Sacre.