Marcher vers Jésus-Christ

Nous contemplons dans cet article le passage de l'Evangile où Jésus marche sur les eaux. En nous insérant dans la scène, comme un personnage de plus, nous comprenons qu'avec Lui on dépasse toutes les difficultés, les incertitudes et les craintes.

Plusieurs milliers de personnes ont écouté la prédication de Jésus-Christ et ont mangé a satiété les pains et les poissons qu’il leur avait fournis avec une telle abondance qu’il en restait même une bonne quantité [1]. Le miracle a été patent, sinon pour tout le monde — il est possible que beaucoup ne l’aient pas remarqué —, du moins pour les apôtres. Dès lors, il est à supposer que l’étonnement s’est emparé d’eux une nouvelle fois. Ils vivaient avec le Seigneur depuis un certain temps déjà, et ce n’était pas le premier miracle qu’ils contemplaient ; cependant celui-ci s’est produit par leur intermédiaire, dans leurs propres mains. Ils n’ont pas été de simples spectateurs, mais d’authentiques protagonistes. Certes, l’effet prodigieux était dû au Christ tout seul, mais il n’en reste pas moins qu’il a été réalisé avec leur collaboration : avec les pains qu’ils lui ont offerts et qu’ils ont ensuite distribués à la foule. Pour ainsi dire, le miracle a eu lieu en proportion de la générosité avec laquelle ces hommes distribuaient des moyens assez peu nombreux.

Avec l’étonnement, la joie aussi s’est saisi d’eux. Une fois de plus, ils ont senti la proximité du Seigneur. On pourrait penser que cette nouvelle expérience ne devait pas revêtir une plus grande importance pour des gens déjà habitués à vivre avec Jésus-Christ. Or, nous-mêmes nous oublions très vite les moments où nous avons touché du doigt la présence de Dieu à nos côtés ; c’est pourquoi nous sommes à chaque fois surpris et contents de la percevoir de nouveau. Combien de fois remarquons-nous clairement que Dieu est à côté de nous, qu’il ne nous a pas abandonnés en telle ou telle circonstance importante et nous nous remplissons d’une joie et d’une assurance qui ne sont pas uniquement dues au bon déroulement de notre affaire, mais aussi — et principalement — à la conscience que nous vivons avec le Seigneur. Et combien de fois, cependant, le perdons-nous de vue et permettons-nous que nous tétanise la peur qu’une autre affaire importante se termine moins bien ; comme si Dieu pouvait nous oublier, ou comme si la croix était le signe qu’il s’est éloigné de nous.

Difficultés

C’est peut-être pour calmer ce que cet enthousiasme pouvait avoir de purement humain et pour leur apprendre que la vie chrétienne est une lutte et que d’ordinaire c’est par le biais de ce combat que le Seigneur aplanit les obstacles et les dangers que nous affrontons, que Jésus a demandé aux apôtres de passer sur l’autre rive du lac, pendant qu’il consacrait un peu de temps à la prière [2]. Pour eux, des experts, la traversée ne présentait pas de difficulté particulière. Et, même s’il en survenait une, après ce qu’ils venaient de vivre, quel obstacle aurait pu leur sembler insurmontable ?

Peu à peu la barque s’éloigne de terre et, à un moment donné, sa progression devient très lente. Lorsque la nuit tombe la barque se trouvait déjà éloignée de la terre de plusieurs stades, harcelée par les vagues, car le vent était contraire [3]. Ils ne pouvaient pas faire demi tour, mais il ne semblait pas non plus possible d’aller de l’avant ; ils avaient l’impression que les vagues et le vent — les difficultés — avaient pris les commandes et c’est à peine qu’ils pouvaient éviter de couler.

Ils ont peur. Qu’il est loin le miracle qu’ils avaient contemplé quelques heures plus tôt ! Si au moins le Seigneur était avec eux… mais il est resté à terre. Or, s’il est vrai qu’il y est resté, il ne les a pas pour autant laissés seuls, il ne les a pas oubliés : sans qu’ils le sachent, du haut de la montagne, il contemple leur peine, leur effort et leur fatigue [4].

Il est probable que dans les premières étapes de la vie intérieure on perçoive avec une certaine clarté ses propres progrès : aux yeux de celui qui commence à avancer dans la mer, la rive s’éloigne rapidement. Le temps passe et, même si l’on continue de lutter et d’avancer, cela ne se remarque plus avec la même évidence. On sent plus nettement la force des vagues et du vent, on dirait que la rive reste figée au même endroit. C’est le moment de la foi et de l’abandon. C’est le moment de favoriser la conscience que le Seigneur ne se désintéresse pas de nous. C’est le moment de se rappeler que les difficultés — le vent et les vagues —font inévitablement partie de la vie, de cette existence que nous devons sanctifier et à laquelle nous faisons face en sachant que Jésus-Christ nous accompagne toujours.

L’expérience de la proximité de Dieu et du pouvoir de sa grâce ne nous épargne pas cependant la tâche d’affronter les difficultés. Nous ne pouvons pas prétendre que le côté sensible de cette expérience soit permanent ; nous ne pouvons pas prétendre que, puisque nous sommes près de Dieu, les problèmes cesseront de peser. Pas plus que nous ne devons tomber dans l’erreur de les voir comme la preuve que le Seigneur s’est éloigné de nous, ne serait-ce qu’un peu et pour peu de temps. Au contraire, les difficultés sont précisément l’occasion de montrer jusqu’à quel point nous aimons Dieu, jusqu’à quel point nous sommes bons ; elles sont l’occasion que notre foi en sa proximité se manifeste et que nous le rendions présent — alter Christus, ipse Christus [5] — devant les autres par notre joie, par notre travail, par l’acceptation sereine des problèmes que nous n’aurons pas pu ou su surmonter.

Inquiétudes

Pierre et les autres se battaient depuis plusieurs heures déjà contre le vent et la houle, et contre leur propre angoisse intérieure, lorsque le Seigneur vient à leur aide [6]. Il aurait pu le faire de multiples manières : il aurait pu supprimer aussitôt la difficulté ou se présenter dans la barque sans qu’ils le voient arriver ; mais il avait d’autres enseignements à leur donner et il a préféré agir de telle façon qu’ils puissent y réfléchir ultérieurement. Il s’est approché d’eux en marchant sur la mer. Je suis ému, mes très chers enfants, de contempler Jésus qui exerce son pouvoir divin et fait un miracle merveilleux, pour aller à la rencontre des siens, qui se fatiguent en ramant contre le vent pour conduire la barque là où le Seigneur le leur a indiqué. […] Il ne nous abandonne pas, et quand il l’a fallu, il s’est toujours rendu présent, avec sa toute-puissance amoureuse, pour remplir de paix et d’assurance le cœur des siens [7]

Il fait nuit et il n’est pas facile de le reconnaître. En soi ce fait était saisissant, sans compter qu’ils étaient déjà effrayés et que la peur ôte à celui qui la subit la sérénité et la clarté de jugement sur les événements qui l’affectent dans une certaine mesure. Dans ces circonstances, leur réaction est compréhensible : ils se sont mis à crier. Le Seigneur les rassure : Ayez confiance, c’est moi, soyez sans crainte [8]. Il n’a pas calmé le vent et les vagues à ce moment précis, mais ils leur a donné une lumière pour que leur cœur ne sombre pas : Je sais que vous éprouvez des difficultés, mais ne craignez rien, continuez de vous battre, soyez sûrs que je ne vous ai pas oubliés et que je suis toujours près de vous.

Pierre a une réaction inattendue : Seigneur, si c’est bien toi, donne-moi l’ordre de venir à toi sur les eaux [9]. Parmi les apôtres, c’est presque toujours Pierre qui se lance, pour le meilleur ou pour le pire : c’est lui qui a droit aux réprimandes les plus fortes du Seigneur [10] et c’est aussi lui qui le confesse avec une audace telle qu’elle finit à des moments difficiles par entraîner les autres [11]. Or, son initiative actuelle semble surprenante, même pour un caractère impulsif : Simon allait se trouver dans l’embarras en quittant la barque et en posant ses pieds sur une surface agitée, incontrôlable, impossible à dominer et imprévisible. À la voix de son Maître, il passe un pied par-dessus bord, puis l’autre et il se met à marcher vers le Seigneur : il veut s’approcher du Christ et il est prêt à tout pour y arriver.

Si seulement les résolutions d’une plus grande générosité que nous formulons devant le Seigneur en des moments d’inquiétude n’en restaient pas aux mots ! Si seulement notre confiance en Dieu était plus forte que l’indécision ou la crainte de les mettre en pratique ! Si seulement nous étions capables de passer nos pieds par-dessus bord, même si cela suppose de les poser sur une base en apparence nullement apte à nous soutenir, et nous avancions vers le Christ ! Car, pour aller vers Dieu, il faut prendre des risques, il faut perdre la peur des inquiétudes, il faut être prêt à mettre sa vie en jeu.

Marchant sur les eaux, Pierre sent les vagues et le vent plus fortement que les autres ; sa vie plus que la vie des autres dépend de la foi, précisément parce qu’il est descendu de la barque et marche vers Jésus-Christ. N’est-ce pas là la situation risquée du chrétien ? Ne sommes-nous pas nous aussi en train de marcher vers le Seigneur dans des circonstances — extérieures, mais aussi intérieures — qui pour une bonne partie échappent à notre contrôle ? Nous sommes plus exposés aux vagues que ceux qui, par peur d’affronter l’immensité du surnaturel, préfèrent la sécurité pauvre et apparente que leur offrent les limites étroites de leur barque. Est-il, dès lors, étrange que parfois nous remarquions que le sol bouge, que nous soyons un peu inquiets ? Ce sont justement là des moments pour prendre une nouvelle fois conscience que nous vivons de foi ; non d’une foi qui calme les vagues, qui élimine l’inquiétude de marcher sur elles ; mais plutôt d’une foi qui, au milieu de cette inquiétude, nous donne une lumière et donne un sens à ces vagues.

Par la foi, [les Hébreux] traversèrent la mer Rouge comme une terre sèche, tandis que les Égyptiens, ayant essayé le passage, furent engloutis [12]. Sans la foi, les difficultés de la vie nous engloutissent, nous accablent, nous sombrons au milieu d’elles. Par la foi, nous ne les évitons pas, mais nous avons d’autres recours, nous savons que Dieu peut les tourner à notre avantage : pour le peuple élu il était lourd et terrifiant de marcher sur le fond de la mer, avec en plus le danger que leurs ennemis les rattrapent ; mais c’est à travers cette difficulté et cette inquiétude qu’ils ont obtenu leur salut. À la fin, on constate que l’inquiétude de marcher vers Dieu fournit pour bâtir sa propre vie une base plus ferme que la sécurité apparente qu’offre la barque.

Manques d’assurance

Pierre a déjà fait quelques pas lorsque voyant le vent, il prit peur. Et commençant à couler, il demande l’aide du Seigneur. Jésus tendit la main et le saisit, en lui disant : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? » [13]

Homme de peu de foi. Celui qui lit l’Évangile est surpris devant ces mots. Il se peut même qu’il se sente accablé et se demande : si le Seigneur récrimine pour son manque de foi celui qui surmontant sa peur est descendu de la barque et a commencé à marcher vers lui, que ne pourrait-il pas dire de moi ? Me reste-t-il un espoir qu’un jour le Christ voie en moi un homme ou une femme de foi ? Or, s’il poursuit sa méditation d’autres interrogations surgiront : Est-ce que Jésus attendait que Pierre marche sur la mer en toute tranquillité, comme il aurait pu le faire sur la terre ferme par une journée paisible et ensoleillée ? Est-ce que les mots du Seigneur signifient par hasard que nous devons rester impassibles ou indifférents face aux problèmes ? Non, puisque Jésus-Christ lui-même a éprouvé de l’angoisse dans le jardin face à quelque chose d’objectivement redoutable. La lutte pour vivre de foi n’a pas pour but de se sentir sûr devant les difficultés. Notre objectif n’est pas que les choses ne nous affectent pas, que ce qui est important ne nous importe pas, ce qui est douloureux ne nous fasse pas mal, ou ce qui est inquiétant ne nous préoccupe pas. C’est plutôt l’effort de ne pas oublier que Dieu ne nous quitte jamais et de profiter de ces circonstances difficiles pour nous approcher encore plus de lui. La vie, en soi si étriquée et incertaine, devient parfois vraiment difficile. — Tu n’en seras que plus surnaturel, tu y verras la main de Dieu : et ainsi tu deviendras plus humain, plus compréhensif à l’égard de ceux qui t’entourent [14]

Il est logique que Pierre ressente une inquiétude, et il est logique qu’il l’ait ressentie dès ses premiers pas, car ce qu’il était en train de faire dépassait sa capacité humaine, qu’il y ait du vent et des vagues ou qu’il n’y en ait pas : il n’est pas plus facile de marcher sur les eaux sans vent et sans vagues qu’au milieu d’eux. Où se situait alors le manque de foi de Pierre ? Peut-être non pas tant dans le sentiment d’insécurité qu’il a éprouvé que dans le fait de douter du Christ. Jusqu’à ce moment son regard était fixé sur lui ; il se sentait peu sûr, bien entendu, mais il n’y pensait pas trop, car l’aspect crucial, ce qui réclamait son attention, c’étaient ses propres pas vers le Maître. Tout à coup, il est conscient de son manque d’assurance et il ne se fie plus à Jésus. Le sentiment d’insécurité, naturel, raisonnable, dégénère en peur.

Craintes

La peur tétanise et rend réels des problèmes qui n’existaient jusqu’à alors que dans l’imagination. Certaines choses nous arrivent parce que nous avons peur qu’elles nous arrivent : peur d’avoir une tentation, peur de devenir nerveux, peur de faire mauvaise figure, peur de ne pas savoir expliquer quelque chose avec assez de fermeté, peur de ne pas savoir bien poser un problème… Comment lutter ? Essayons d’accepter ce manque d’assurance, car ce n’est qu’ainsi que nous éviterons qu’il ne devienne l’objet de notre attention. Pour servir Dieu, nous cherchons à résoudre un problème, à donner un moyen de formation, à nourrir une conversation apostolique, à réaliser une démarche financière ou à faire une correction fraternelle qui nous coûte, à affronter peut-être un danger… N’ayons pas cure des sentiments que nous éprouvons pendant que nous faisons cela. Ainsi nous pourrons marcher vers Jésus-Christ parmi les vagues et le vent, sans nous angoisser à cause de la difficulté que cela suppose.

Photos de Slimdandy, ZaNiaC, Bodvar Eggertsson, Kernowseb, et Sel.

Saint Jean écrit dans une de ses épîtres qu’il n’y a pas de crainte dans l’amour ; au contraire, le parfait amour bannit la crainte, […] et celui qui craint n’est point parvenu à la perfection de l’amour [15]. Notre Père aimait bien le traduire ainsi : Celui qui a peur ne sait pas aimer [16]. L’amour et la peur appartiennent à des ordres différents, qui s’excluent. Ils ne peuvent se trouver ensemble que si l’amour n’est pas parfait. La peur est un sentiment d’inquiétude devant la possibilité de perdre quelque chose qu’on possède ou qu’on désire posséder à l’avenir. Or, le sentiment d’insécurité fait partie de la condition humaine, du fait que nous n’avons pas une maîtrise parfaite des événements y compris de nous-mêmes. C’est pourquoi nous ne pouvons pas exclure tout à fait l’insécurité dans cette vie. Autrement, l’espérance n’existerait pas comme vertu, parce que là où il y a certitude l’espérance n’a pas de place [17].

L’ordre de l’amour doit donc exclure la crainte, mais pas forcément l’insécurité. Vivre dans l’ordre de l’amour suppose que l’insécurité ne dégénère pas en peur, qu’on l’accepte, qu’on l’assume en l’intégrant dans une vision plus large, dans la confiance en Dieu, sans prétendre illusoirement l’exclure totalement. Nous ne pouvons pas aspirer à une assurance totale. L’insécurité que nous pouvons ressentir devant nos faibles forces est l’occasion de faciliter l’abandon en Dieu.

De cette façon, la foi ne se voit pas comme un poids, mais comme une lumière, comme quelque chose qui indique un chemin, qui nous apprend à profiter de notre misère pour ouvrir l’âme à Dieu. Le chrétien n’attend pas que Dieu le rendra sûr de lui-même ; il espère que la confiance en lui l’aidera à voir au-delà de son manque d’assurance. Si notre regard ne s’arrête pas à nos limites, mais que, sans les rejeter, il les transcende, nous pouvons réellement exclure la crainte et vivre dans l’ordre de l’amour.

Un homme ou un femme de foi s’inquiète, hésite, devient nerveux, éprouve de la honte, a peur de faire mauvaise figure, voit son incapacité… Mais il accepte ces sentiments sans leur accorder plus d’importance qu’ils n’en ont, sans permettre qu’ils monopolisent son regard et le paralysent ; il ne se révolte pas contre eux, il ne les voit pas comme une preuve de son manque de foi, et ne permet pas non plus que le fait de les éprouver le décourage ; et il va de l’avant même s’il découvre des questions doctrinales qu’il devrait mieux comprendre, ou s’il se sent dépassé ou pas à sa place… ou même si sa voix tremble. Il a appris à ne pas prêter une attention spéciale à ces inquiétudes. Il a appris à marcher avec le Christ parmi les vagues. Et si la force du vent ou de la mer l’empêche de le voir, il se sait un enfant. As-tu vu les mères d’ici-bas, bras tendus, suivre leurs petits quand ils s’aventurent tout tremblants à faire leurs premiers pas sans l’aide de quiconque ? — Tu n’es pas seul : Marie est près de toi [18]. Avec elle, l’âme a appris à se fier à Dieu. n

[1]. Cf. Mt 14, 20-21.

[2]. Cf. Mt 14, 22-23.

[3]. Mt 14, 24.

[4]. Cf. Mc 6, 48.

[5]. Quand le Christ passe, n° 183.

[6]. Cf. Mt 14, 25.

[7]. De notre Père, Lettre 24 mars 1931, n° 1.

[8]. Mt 14, 27.

[9]. Mt 14, 28.

[10]. Cf. Mt 16, 23 ; Mc 8, 33.

[11]. Cf. Mt 16, 15-16 ; Jn 6, 67-68.

[12]. He 11, 29.

[13]. Mt 14, 29-31.

[14]. Sillon, n° 762.

[15]. 1 Jn 4, 18.

[16]. Forge, n° 260.

[17]. Cf. Rm 8, 24.

[18]. Chemin, n° 900.