Le sens du travail dans la recherche sociologique actuelle et l'esprit de l'Opus Dei

A quelques jours de la fête de saint Josémaria, nous publions une étude sur le travail, dont la sanctification est au coeur de l'esprit de l'Opus Dei.

(comme l'article est assez long, seuls quelques extraits sont publiés sur le site. Vous pouvez télécharger l'ensemble de l'article au format PDF, ou au format epub pour Iphones et smartphones - en bas de l'article) Table des matières

1. La problématique actuelle du travail.

2. Le travail dans la transition de la société industrielle moderne à la société post-industrielle et post-moderne.

3. L'esprit de l'Opus Dei par rapport au travail.

4. Vers une nouvelle éthique du travail.

(...)

3. L'esprit de l'Opus Dei par rapport au travail

3.1. C’est singulier de constater comment la recherche d'une nouvelle signification du travail dans le monde contemporain et dans la recherche sociologique soit en accord avec le sens du travail qui est au cœur de la spiritualité de l'Opus Dei.

La doctrine exprimée par le fondateur de l'Opus Dei, saint Josémaria Escriva a ouvert un horizon qui s’est étendu et clarifié jusqu’à porter dans la pensée chrétienne contemporaine une voix significativement en accord avec la recherche de cette nouvelle signification du travail et d’organisation dont nous avons parlé plus haut.

Dès le début, Josémaria Escriva a enseigné que l'esprit de l'Opus Dei est venu pour souligner un aspect du message chrétien oublié au cours des siècles : à savoir que tout travail humainement digne et honnête peut se convertir en un travail divin, c’est-à-dire un lieu où on peut aimer et servir Dieu, donc se sanctifier [3] "Le Seigneur, en 1928, suscita l'Opus Dei pour que les chrétiens se rappellent que Dieu a créé l'homme pour qu’il travaille (cf. Gn II, 15)" [4] . Saint Josémaria Escriva souligne que l’homme a été fait pour le travail avant la chute (péché originel), et que donc le travail est en soi positif pour l'homme, et que, comme tel - naturaliter - il est matière sanctifiable. On peut citer l'exemple du Christ qui pendant 30 ans resta à Nazareth pour travailler comme charpentier. Avec ceci, est tout de suite surmontée l'ambivalence qui a traversé la pensée occidentale quand elle a mis en doute le caractère positif des activités séculières, en tant que dangers potentiels pour le salut chrétien ou de toute façon en tant que situations lointaines d’une possible sanctification. Pour trouver quelque chose qui se ressemble dans la tradition catholique, plutôt qu’à Saint Benoît, dont la devise ( ora et labora ) prière et de travail sont configurés comme des activités distinctes et séparées, il faut penser à S. Bernardin de Sienne quand il soulignait l'importance du travail comme vita activa civilis , c'est à dire comme un lieu d'exercice des vertus naturelles et surnaturelles orientées à la création d'une richesse saine, légitime, féconde, et certainement pas en contraste avec le désir de perfection et les possibilités de sanctification du chrétien.

En ce sens, la notion de travail chez Josémaria Escriva reprend la signification humaniste de la société civile qui , émergée à la fin du Moyen Age, a été ensuite historiquement marginalisée par la conception calviniste (écossais) de la société commerciale (voir A. Ferguson, A. Smith et d'autres auteurs).

Se référant à la vision originale (« une seule source », comme dirait Jean-Paul II), du travail dans la révélation biblique, saint Josémaria Escriva nous rappelle que la nécessité de travailler n'est pas le résultat du péché, mais une partie intégrante du projet de Dieu sur l’homme et sur le monde: «L'homme est né pour travailler comme l’oiseau pour voler" (Job V, 7). Avec la seule différence que, si, avant le péché originel, le travail avait certaines caractéristiques (c'est la "cultivation du jardin"), après la chute il a pris d'autres connotations, d'autres qualités, y compris la fatigue et la nécessité, mais toutefois il demeure une tâche proprement humaine, et non pas servile comme dans la conception grecque, selon laquelle le travail n'est ni nécessaire ni proprement humain, car ceux qui peuvent se permettre de ne pas travailler (le propriétaire, le «seigneur») exprime le meilleur d’eux-mêmes justement en ne pas travaillant, mais en exerçant seulement leurs facultés supérieures. Dans l'esprit de l'Opus Dei tout homme doit travailler s'il veut suivre sa propre nature et se perfectionner, tant au sens humain qu’au sens surnaturel. Avec ceci, sont dépassés toutes les ambivalences et les doutes sur les activités séculières qui ont longtemps affligées la théologie, y compris la théologie catholique.

Ce travail est homogène à l'homme. Bien sûr, à certaines conditions. Il l’est soit dans le sens structurel (comme conformation de sa nature), soit en sens intentionnel (comme condition d’explication de sa subjectivité). C’est la connotation intrinsèque de la nature humaine de se développer elle-même, les relations avec les autres et avec le monde par le travail. Selon la pensée de Josémaria Escriva, c’est le moyen de participation à l’oeuvre de la création et, avec la Rédemption accomplie par le Christ, il prend une nouvelle connotation, car il devient ce qu’il ne pouvait pas être avant : un moyen pour racheter avec le Christ. Le travail est un lieu de divinisation: Dieu rencontre l'homme et l'homme peut s'ouvrir à cette rencontre en se plongeant en Lui. Avec la Rédemption, note saint Josémaria Escriva, même le travail est guéri, et les qualités qui lui avaient été attribuées avant - à cause du péché – seul ou principalement en sens négatif : le travail se propose comme une nouvelle vie, comme un objet explicite de la volonté de Dieu qui appelle à la réalisation, de plus en plus accomplie, de l'ordre de la création et du plan salvifique de Dieu: «Le Christ en mourant sur la croix, attire à lui toute la création, et en Son nom, les chrétiens, en travaillant au milieu du monde, doivent réconcilier toutes choses avec Dieu, en plaçant le Christ au sommet de toutes les activités humaines » [5] .

Bien loin d’être le lieu de l’universelle aliénation des hommes en « servants », comme l’a soutenu la première théologie protestante [6] , le travail se configure dans l'esprit de l'Opus Dei comme un lieu de l’universelle libération des hommes en tant que fils de Dieu, aimés par un père qui les appelle à travailler dans le monde en tant que bénéficiaires de son héritage [7] .

Saint Josémaria Escriva souligne comme le Christ, récapitulant en lui-même toutes les choses, fait du travail la nouveauté de vie en référence à ce passage de S. Paul (Eph. IV, 23-28) dans lequel l'Apôtre appelle à renouveler l'esprit et à revêtir l'homme nouveau ("raison pour laquelle, ceux qui dérobait ne dérobe plus, mais travaille plutôt en utilisant leurs mains, « un passage que saint Thomas commentait ainsi: " le vol appartient à la vieillesse, le travail est la nouveauté de la vie»).

L'expression avec laquelle saint Josémaria Escriva résume le noyau de la spiritualité de l'Opus Dei est condensée dans un sémantème triadique et relationnel: Sanctifier le travail, se sanctifier dans le travail et sanctifier les autres avec le travail [8] .

Sanctifier le travail signifie, pour Josémaria Escriva de Balaguer, effectuer une tâche avec la plus grande perfection possible, soit comme perfection humaine (compétence professionnelle), soit comme perfection surnaturelle (par amour de la volonté divine et au service des hommes). En d'autres termes, c’est une divinisation des activités professionnelles en les élevant à l’ordre de la grâce. Comment? En poursuivant le Finis Operis , la perfection de l'œuvre en soi, et en ordonnant celle-ci selon le finis operantis , c’est-à-dire la motivation surnaturelle. Pour l'union du chrétien avec le Christ, le travail devient l'œuvre de Dieu, operatio Dei , Opus Dei et Dieu lui-même peut le contempler ("Dieu a examiné le travail de mes mains": Genèse XXXI, 42). De cette façon, les structures de la société peuvent être informées de l'intérieur par l'esprit du Christ [9] .

Se sanctifier dans le travail signifie, pour saint Josémaria Escriva, rencontrer le Christ dans le lieu de travail comme lieu de vie ordinaire et comme matière à sanctifier de façon immédiate et directe. "Dans tout l'immense panorama du travail, Dieu nous attend tous les jours. Sachez-le bien: il y a quelque chose de saint, de divin, caché dans les choses les plus communes, quelque chose que chacun d'entre vous doit découvrir [10] . Se sanctifier veut dire d’un côté, travailler d’un point de vue éthiquement droit, que se soit par rapport à l'honnêteté, à la loyauté, à la justice et aux autres vertus ; de l'autre côté, et, ensemble, découvrir ce "quelque chose de divin" qui n'est pas situé hors du monde, ou dans un horizon lointain qui va au-delà de leur propre travail, mais qui est au cœur des activités même du travail : "là où sont les hommes vos frères, là où se trouvent vos aspirations, votre travail, là où se reverse votre amour, c'est là le lieu de votre rencontre quotidienne avec le Christ» [11] .

Il s’agit d’une vision qui n'est pas comprise par ceux qui croient que le travail quotidien est seulement une affaire ennuyeuse et déprimante, ou qu'il est une tâche tellement difficile à exécuter en conformité avec l'honnêteté, la justice, la vertu, qu’il doit être abandonné à d'autres (au "monde" comme un lieu de perdition), car qui veut rencontrer Dieu, doit le faire en dehors du monde. En même temps, il est clair qu’il s’agit d’une vision diamétralement opposée à certains courants d'origine protestante, pour lesquels le travail est essentiellement un instrument qui doit être mesuré par rapport à son succès ou à son échec, où le travail est un signe de salut s’il apporte richesse et profit, tandis qu’il est signe de perdition s’il n’apporte pas richesse et progrès social. Au contraire, pour Josémaria Escriva la richesse et le succès sont tous les éléments secondaires, à ne pas mépriser (parce qu’ils sont positifs en eux-mêmes), mais certainement pas à être considérés ni comme fins en soi ni comme un signe du destin dans sa propre relation avec Dieu.

Sanctifier les autres par le travail signifie ouvrir le travail à sa valence interhumaine (apostolique), au fait que, s'il est bien réalisé et vécu, il peut devenir offrande agréable à Dieu qui nous permet de collaborer à l'œuvre rédemptrice du Christ, et c’est aussi un témoignage actif, exemple positif qui se traduit dans une aide concrète et efficace pour qui collabore ou voit les résultats du travail. Un témoignage qui, loin d'être simple coexistence passive, implique une relation d'amitié et de confidence par laquelle il devient possible de faciliter la rencontre des collègues de travail avec le Christ.

D'autres ont déjà noté l'influence que la conception de Josémaria Escriva a eue sur le Concile Vatican II et en particulier sur la nouvelle vision des laïcs [12] . Il s’agit d’une conception qui n’a commencé à se répandre et à exercer son influence positive dans notre société que récemment.

Elle est encore inconnue à plusieurs personnes. Cela vaut la peine de souligner que l'esprit de l'Opus Dei sur le travail est au cœur de la vision proprement laïque au sens catholique du monde : ce n’est pas une forme recyclée ou une forme moderne de spiritualité religieuse (celle qui voit le chrétien caractérisé par un statut et / ou une consécration spéciale) et ce n'est pas rendre mondain ou désacraliser l’idéal monastique (une sorte de dernier stade d'une parabole descendant de l’idéal ascétique qui deviendrait toujours moins rigoureux). C’est au contraire l'expression d'un esprit de genre propre (sui generis), le laïque, qui demande la rigueur des premiers chrétiens et rappelle également le sens d’ «être dans le monde – avec une citoyenneté en même temps intra et supraterrestre – qu’on peut retrouver dans la Lettre à Diognète du second siècle après le Christ et que de complexes faits historiques et culturels qui ont durés dix-sept siècles, ont effacé.

3.2 . Dans cette façon de penser et de vivre le travail, selon une spiritualité qui engage la volonté divine sur l'homme, nous pouvons ainsi résumer ce que nous gagnons.

Tout d'abord, la résolution de l'ambivalence (qui prend souvent la forme d'antithèse, comme je l'ai dit plus haut) entre l'exaltation et l'avilissement du travail. Tout le travail, poiesis (activité spontanée) et ergon (activité finalisée avec effort), à condition qu’il soit vu et vécu dans l'esprit de participation à un projet qui transcende les individus et indique leur bien commun (en termes théologiques, la participation à l’œuvre créatrice et salvifique de Dieu), est en soi un facteur positif pour la personne humaine. Ceci ne doit être ni surestimé ni sous-estimé, et le critère pour la juste évaluation (donc pour le type et degré d’implication et de détachement qu’il exige) est précisément dans la signification qu'il a pour l'agent humain.

Puis, l’intime relationnalité du travail : le travail n’est pas seulement relation avec les choses ( à l’objet matériel), mais en relation au sujet qui l’effectue et relation aux autres (étant donné que le travail est toujours une activité avec les autres et/ou pour les autres, même si seulement indirectement).

Et tout cela est compris dans l’harmonie nécessaire entre les trois plans fondamentaux de l’existence humaine, c’est-à-dire le naturel, l’artificiel (travail au sens strict) et la signification ultime de l’existence (la fin surnaturelle). En unissant ainsi, comme dans un entrelacement, la dimension horizontale du travail (dans la fraternité et la coopération entre les hommes) et sa dimension verticale (surnaturelle). Le travail devient ainsi un travail des enfants de Dieu.

L'esprit de l'Opus Dei se place, donc, pleinement dans le sillon de la tradition théologique catholique, dont il résout certains problèmes fondamentaux, restés dans certains moments historiques dans l'ambiguïté. En tout cas, il ne peut en aucun cas être confondu avec une forme d’éthique intramondaine du travail. Le protestantisme a exprimé une ascétique du travail qui est aux antipodes de l'esprit de l'Opus Dei. Celui-ci suggère une ascèse qui ne dépend pas d’une normative abstraite et impersonnelle, (c’est-à-dire d’une ethicité externe et coercitive, comme on la retrouve par exemple chez Calvin) ni se mesure avec ses propres résultats matériels (selon cette banalisation qui a transformé l'éthique protestante en éthique de succès), mais il s’enracine dans la dignité de la personne humaine, dans sa subjectivité (comme synergie entre le cœur et la raison) et reste bien centrée sur le sens ultra mondain de l’existence. S'il peut y avoir certaines similitudes en ce qui concerne l'appel au sacrifice, au travail comme voie et moyen d'exercice des vertus, toutefois cela se produit dans un contexte et avec des fins absolument diverses de l'éthique protestante: le contexte est celui des enfants de Dieu et les fins sont la sanctification du travail, de soi-même et des autres, non pas celle de la richesse, ni comme signe de salut ni comme instrument de succès dans le monde.

Regarder l’esprit de l’Opus Dei par rapport au travail peut ouvrir une fenêtre sur les dilemmes du monde contemporain. La recherche sociologique, celle qui étudie les limites et les intersections entre les activités professionnelles, organisation d’une entreprise et éthique religieuse (conformément avec l’approche que Weber a donné au rapport entre l’économie et les grandes religions mondiales), montre aujourd’hui le besoin de notre société d’aller dans cette direction pour surmonter les distorsions introduites par l'éthique protestante et de ses résultats autodestructeurs.

Pierpaolo Donati

Professeur de Sociologie

Université de Bologne

[1] Voir M. Weber: L’etica protestante e lo spirito del capitalismo, Sansón, Firenze, 1967.

[2] Voir, Lettre encyclique Laborem exercens (14 - X-1981).

[3] Cf Colloqui con Monsignor Escriva, Edizioni Ares, Milano 1987, n. 55.

[4] Ibidem

[5] Colloqui …, op. cit. , n. 59.

[6] Cf. V. Tranquilli : Il concetto di lavoro da Aristotele a Calvino, Ed; Ricciardi, Napoli 1979.

[7] Cf. Josemaria Escriva de Balaguer : Amici di Dio, nn. 57-58.

[8] Cf. È Gesù che passa, nn. 45-49.

[9] Cf. Lumen gentium, n. 31.

[10] Colloqui …, op. cit. n. 114.

[11] Ibidem, n. 113.

[12] Cf. J.L. Illanes : La santificazione del lavoro, Edizioni Ares, Milano, 1981 ; AA. VV., L’Opus Dei nella Chiesa, Piemme, Casale Monferrato, 1993.